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LE MIRAGE

reusement il avait l’argent. Pas une fortune, mais une somme suffisante pour s’installer et parer aux premières éventualités.

Il se fit recevoir membre de quelques clubs, se produisit. Il avait pour son dire qu’un notaire vend ses services. Sa marchandise, c’est donc son talent, ce sont ses aptitudes. Il fallait qu’il l’annonce, donc qu’il s’annonce. Il fit partie d’une association politique où un discours lui fit des auditeurs des clients. Comme la boule de neige, ceux-ci, peu nombreux au début, grossirent en nombre et au bout d’une année, il aurait pu, en se contentant d’une vie moins luxueuse, joindre aisément les deux bouts.

Ses revenus ne lui suffirent pas. Il s’endetta. Ce n’était en somme que peu de choses. Combien y en a-t-il dans Montréal ou ailleurs qui peuvent dire qu’ils ne doivent rien à personne ?

À force de tendre sa volonté vers ce but il avait réussi à oublier, ou presque, sa famille. Il ne souffrait plus de son isolement, de sa solitude. Il avait un noyau d’amis intéressants de par leur situation dans le monde.

En retrouva-t-il plus la tranquillité, la paix de l’esprit ? Il était tourmenté par l’âpre désir du gain. Quelques succès à la Bourse le rendirent plus audacieux, et, un matin, au lieu de placer sur hypothèque cinq mille dollars qu’un client lui avait confiés, il l’investit sur un stock dont on prédisait à brève échéance une hausse considérable et certaine.

Le contraire arriva. La baisse se produisit, s’accentua. Il dut se couvrir. Pour ce faire, il emprunta. Il fut assez heureux pour rembourser. Le stock remonta, mais pas assez. En vendant, il ne touchait que deux mille dollars. Il lui restait donc un déficit de trois mille dollars. Heureusement, il avait encore quelques mois avant l’échéance. Il attendit. Le stock agit, réagit, mais n’atteignit plus le prix qu’il avait payé.

Fabien devint nerveux. Il se surmena. Il travailla plus fort. À mesure que ses revenus augmentaient son train de vie augmentait.

Il commença à trouver à la lutte un goût amer. Il regretta sa campagne, le calme de la vie de St-Chose. Les soirs qu’il passait seul, l’accablement le gagnait.

Il avait beau se creuser la tête, il ne trouvait aucun moyen de joindre les deux bouts. Oui. Il en trouva un. Il hésita. Finalement, il décida d’exécuter le projet qui venait de l’effleurer. Certains de ses confrères avaient fait des mariages d’intérêt et s’en trouvaient bien. Pourquoi pas lui ?

Et Suzanne ?

Suzanne ! Il la revit en imagination et se raidit contre l’attendrissement que ce souvenir faisait naître en lui.

Suzanne ! Il l’immolerait. N’était-elle pas un obstacle entre lui et la réussite ?

Et puis il l’oublierait.

Son choix fut vite fait. Il décida d’épouser Lucille Mercier.

Il ne lui avait jamais parlé de ses déboires. Pour elle, comme pour tout le monde, il était le jeune homme à qui sourit le plus bel avenir.

Si elle ne l’aimait pas, elle n’en aimait pas d’autre. Elle le lui avait dit bien des fois.

À la première demande sérieuse, elle sourit… Il redoubla d’instance, parla du progrès de ses affaires, fit miroiter devant elle ce que leur existence aurait de magnifique, travaillant de concert, lui dépensant son énergie pour atteindre le sommet, elle l’aidant, l’encourageant, étant pour lui, ce qu’elle voulait être pour un homme, l’allumeuse d’idéal. Le mariage fut décidé. Les fiançailles annoncées.

En homme pratique sachant bien la valeur de son acte, il fit publier son portrait dans tous les journaux, accompagnant celui de sa fiancée.

N’était-ce pas là une source presque illimitée de crédit ?


XVII


Ignace Picard est complètement revenu de l’attaque de paralysie qui a failli le clouer au lit pour le reste de ses jours. Il s’est rétabli, du moins physiquement. Moralement, non.

S’il a la liberté de ses mouvements comme jadis, s’il peut parler sans bégayer, il n’est plus toutefois le même homme sur qui les années semblaient passer sans laisser aucune marque.

Il n’a plus d’intérêt à la vie. La ferme qu’il tenait avec un soin et une propreté jalouse est négligée. Elle s’en va à la ruine.

Quand il passe dans le village, sombre, taciturne, avec ses tempes et sa chevelure grisonnantes, les gens disent de lui en branlant la tête :

— Monsieur Ignace en a dans l’aile.

Il est bien portant, mais seulement en apparence. L’ennui, le chagrin, l’isolement le rongent.

Il ne voit plus personne, sauf sa petite voisine Suzanne Germain. Suzanne, c’est quelque chose de l’absent.

Le même souvenir les rapproche. Ils se recherchent pour les mêmes causes.

Jamais le nom de l’absent n’est prononcé sauf ce soir…

Dans le journal, où Suzanne lisait les nouvelles, elle a vu son portrait… et le portrait de l’autre…

Elle a cessé sa lecture, le journal lui est tombé des mains et elle est devenue pâle, pâle, pâle.

Le père Ignace a ramassé le papier, a regardé à son tour. Il n’a rien dit. D’avoir souffert lui fait compatir à la souffrance des autres.

Il devine ce que souffre Suzanne. Il lui pose simplement sa grosse main large sur l’épaule.

— Toi aussi ma petite Suzanne, il aura été méchant pour toi.

Et comme il voit les yeux, les beaux grands yeux frangés de cils noirs, se mouiller, il maudit son emportement à lui. Il s’accuse.

— C’est de ma faute, vois-tu… J’aurais pas dû lui parler de même…

Et le vieux se demande s’il ne doit pas humilier sa fierté, écrire, se faire humble, demander le retour du fils, quand même aimé, et l’adjurer.

À quoi bon ! Il connaît Fabien. Il est comme lui, têtu, opiniâtre… Et il est plus jeune…

Suzanne s’est levée… Elle a regagné sa maison. Elle ne dit rien à son père, ni à ses frères, et monte à sa chambre, et s’écrase sur son lit, et pleure, pleure toutes les larmes de son corps.