Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chose de sonore et de triomphant ; il était plus beau que jamais, soigné plus que jamais dans sa mise. Je savais aussi que ce n’était pas un roman dégradant qu’il vivait. Il avait trop le culte de l’honneur, un jour, enhardi, je lui demandai en souriant : « Quel âge a-t-elle ? » Il me répondit : 23 ans. Ce fut la seule allusion.

— Elle n’est pas venue aujourd’hui ? Tu n’as pas reconnu parmi les visiteurs celle qui aurait pu…

— Non. Elle n’est pas venue. D’ailleurs, je l’aurais tuée !

Et Paul comprit que ce serait arrivé de même.

Le réveillon était prêt. La salle à manger, silencieuse, éclairée seulement par une petite lampe à pied posée sur le milieu de la table, était plongée dans la pénombre. Sur la nappe éblouissante, Tante Marie aidée par Yvonne avait placé les plats d’un succulent souper. Tante Marie était une parente pauvre, élevée à la campagne et y ayant passé presque toute sa vie. Elle possédait un mérite fort appréciable et apprécié et que le père et le fils reconnaissaient quand l’occasion s’offrait d’un dîner à donner : c’était un excellent cordon bleu. Avec cela, dévouée, bonne, remplie de dévotion et qui ne passait pas une seule journée sans assister à la messe.

Des plats, une vapeur s’élevait qui flattait les narines. L’estomac ne perd jamais ses droits. Il rappelle souvent dans les moments où l’être voudrait s’anéantir, que l’on n’a pas seulement une âme, mais aussi un corps et ce corps est exigeant.

Une soupe aux tomates, des pâtés aux huîtres, une bouteille de vin, un fromage d’Oka délicieux, tentaient les palais des personnes attablées. Ils firent honneur au réveillon de Tante Marie et la tasse de café noir qui termina le repas leur distilla l’énergie nécessaire pour poursuivre leur veillée jusqu’au matin.

— Tante Marie, nous allons réciter un chapelet, et ensuite vous irez vous coucher. Vous savez que je vous garde jusqu’après l’enterrement. Tante Marie obéit. Elle récita elle-même les paters et les aves. Blanc, les lèvres maintenant blêmes, le mort reposait, les yeux clos. Ses mains jointes tenaient une croix noire où se détachait un Christ de cuivre. Les candélabres allumés éclairaient seule la chambre. Dans la nuit, au milieu de l’apaisement qui enveloppait Québec comme d’un suaire, elle paraissait plus lugubre encore.

Le chapelet terminé, Julien regarda une fois encore le visage hier plein de vie, aujourd’hui livide pour toujours. La tristesse l’oppressa et la tête basse, déprimé, roulant en lui un flot de pensées noires suivit ses amis dans le fumoir continuer avec eux cette macabre veillée. Et cela durerait trois longs jours !

Et après ?

Après ce serait pis encore.

C’était fini ! Fini ! Bien fini… À jamais fini.

Il eut beau faire des efforts pour réaliser ce que ce mot froid refermait : La mort, il ne put en concevoir tout le sens, tout le vide affreux, le long vide qui jamais ne se remplira. Des instincts de révolte se réveillaient qu’il devait dompter, devant la conscience de son impuissance…

Fini ! C’est fini ! Et pourtant… il aurait tenu à si peu de chose ! Qu’elle n’ait pas trompé. Ah ! Elle… Comme il la détestait… Mais il était mieux de n’y pas penser… Pour chasser le spleen qui s’infiltrait en lui, il aborda une discussion politique où il essaya de s’échauffer pour oublier tout ce qui, en lui, sonnait de glas funéraires, si fortement que ses tempes par moments menaçaient d’éclater.


II


Devant la maison, les cieux chevaux noirs attelés au corbillard, piaffaient d’impatience. C’étaient de superbes bêtes, nerveuses, au pelage luisant.

D’autres voitures stationnaient près des autres, chaque côté de la rue. Une foule de peuple se pressait sur l’escalier de la maison et avait envahi l’espace libre au devant qui devenait, l’été, un joli parterre de fleurs.

C’était une journée terne de fin de mai : une journée grise, sombre, ennuyeuse.

Bientôt quatre hommes portant le cercueil, descendirent majestueusement les marches de l’escalier. Ils ouvrirent à l’arrière du corbillard les portes vitrées recouvertes de tentures noires et y glissèrent leur fardeau.

Derrière, la foule prit place. Au premier rang, avec Paul Chantal, se tenait Julien Daury. Il était très pâle, très blanc, les yeux éteints. Une redingote de drap