Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

déjà personne ne pensait plus, que, dans sa vie, une heure avait sonné, terrible, où tout ce qui faisait le charme et la beauté de l’existence avait dû sombrer.

Les beaux jours de juin avaient remplacé les jours pluvieux de mai. Dans la campagne, aux alentours de sa ville, où maintes fois, il allait faire une promenade, puisant dans la bonne fatigue physique l’oubli bienfaisant, les pommiers se couvraient de fleurs, de même que les cerisiers et les senelliers, et, le soir, quand il rentrait, après avoir marché plusieurs milles il montait de toute la nature rajeunie une exhalaison grisante de parfums subtiles. Tout chantait la vie, le renouveau, la joie des perpétuels recommencements.

De son cœur aussi, Julien sentait monter jusqu’à son cerveau comme un vertige, la jeunesse comprimée. Mais les battements de son cœur il les étouffait. Jamais il ne connaîtra la douceur des épanchements si doux d’un sexe à l’autre. Jamais une femme n’aura une parcelle, si petite soit-elle, de ses pensées, à moins que le culte qu’il lui vouât ne fut un culte de haine ! Misogyne, il l’était devenu comme il était devenu misanthrope. Il vivait seul, replié sur lui-même, rongé par une fièvre intérieure toujours latente et qui se communiquait dans son regard.

Couché tôt, il se levait à bonne heure, souvent avant l’aube. Il partait alors, et sur la Terrasse qu’aucun visiteur, à cette heure matinale ne lui rendait odieuse, il se promenait, regardant Lévis se dresser dans l’aurore et les reflets du soleil montant se jouer sur l’eau verte du St-Laurent. Il s’accoudait à la balustrade et demeurait longtemps plongé dans une sorte de torpeur à regarder, sous lui, la Basse-Ville s’éveiller lentement. Les traversiers amenaient leurs contingents de travailleurs ou des maraîchers, qui, leur charge pleine, allaient offrir sur le marché, les primeurs de leurs couches chaudes.

Les heures à l’horloge du bureau de poste évoluaient lentement. Vers huit heures, quand la ville remuée tout à fait commençait d’être grouillante, quand il se sentait grisé d’air pur et de solitude, il retournait chez lui, déjeuner, compléter sa toilette avant de se rendre au bureau attendre sa clientèle.

Une journée, il eut peur. La neurasthénie le guettait. Il s’en rendit compte à l’espèce d’énervement où le plongeait ses discussions avec les clients, ses confrères, ou le juge. Il mit la clef dans la porte de son bureau et le ferma délibérément jusqu’au jour où il se sentirait mieux. Bien que ne tenant guère à la vie, il ne voulait pas être malade. Il avait assez d’endurer la souffrance morale qui malgré lui le tenaillait encore sans s’exposer à vivre, perclus, ou sous l’empire de quelques maladies. D’ailleurs que lui importait son bureau d’avocat ? D’ambition, il n’en avait aucune. Il possédait des revenus, qui sans être très élevés lui assuraient une aisance raisonnable. Il n’avait personne à plaire. Le monde ne l’intéressait pas. Il décida donc d’abandonner le Droit du moins pour un temps, et de se laisser vivoter au fil des jours, tuant le temps jusqu’au moment où le temps le tuera à son tour.

Il tomba dans une misanthropie plus aiguë et plus noire que jamais. Il ne voulut voir personne sauf le ménage Chantal chez qui il continua les visites d’antan.

Elles n’étaient plus empreintes de la même gaieté. Il s’asseyait dans un coin et ne parlait presque pas. Mais la présence de ses amis lui étaient un baume. Là, il se sentait moins seul, moins isolé parce qu’ils savaient que ceux-ci l’aimaient, avec désintéressement et que, sur terre, c’étaient peut-être les seuls à lui témoigner un peu d’affection.

Il n’avait pas encore pénétré dans la chambre du défunt, chambre confortable et longue, moitié cabinet de travail, moitié chambre à coucher. La tentation lui en était venu bien des soirs, mais il considérait que c’était le viol d’un sanctuaire qu’il aurait accompli.

Chaque fois qu’il passait devant la porte, il se sentait attiré d’instinct vers le mystère que lui révélerait peut-être l’étude des papiers. Le mort était encore trop vivant…

Les affaires de la succession, pourtant pas compliquées, le forcèrent un soir à l’invasion qui le tentait. Il pénétra dans la chambre, ouvrit quelques tiroirs, regarda différents papiers, trouva ceux qu’ils cherchaient et d’autres qui lui aidèrent à reconstituer dans son entier l’idylle dont le dénouement était digne d’un roman feuilleton.

Cette nuit-là s’écoula à la lecture de lettres, lettres de femmes, charmeresses, à l’é-