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terminait en invitant son ami à venir passer quelques semaines avec eux.

Ce ne fut pas long.

L’après-midi même, les bagages de Julien Daury étaient prêts, et Tante Marie installée dans la maison.

À trois heures, un taxi stationna devant la porte.

Julien le vit arriver de la fenêtre où il surveillait la rue ; il sortit aussitôt, confia ses bagages au chauffeur, ouvrit lui-même la porte, s’installa confortablement sur la banquette de cuir brun, alluma un cigare et laissa sa pensée se perdre dans le rêve.

Il s’aperçut que ce voyage lui faisait déjà du bien, rien que par le changement d’idées qu’il occasionnait.

— Où dois-je vous conduire ? demanda le chauffeur.

— Gare Parent.

La pensée de s’évader, pour un temps, de la ville, lui causa un réel plaisir. Il trouvait Québec dépoétisé, banal.

La journée était suave.

Le soleil, un soleil doré de juillet, baignait les êtres et les choses dans une lumière vermeille.

L’auto s’engagea dans la Côte du Palais, et arriva bientôt devant une bâtisse en briques rouges qualifiée pompeusement du nom de gare et qui ressemble plutôt à une usine délabrée.

Julien descendit, paya la course, et acheta son billet.

Le train était en gare. Des voyageurs et des voyageuses suivis des garçons qui portaient les paquets, s’y engouffraient. Il y en avait de toutes sortes ; des cultivateurs venus à Québec pour régler quelque affaire ; des villégiateurs en partance, qui, pour la Malbaie, qui, pour St-Irénée, qui, pour les Éboulements ; des touristes américains à qui l’on avait vanté les beautés de ce pays où les montagnes se mirent dans le fleuve large comme une mer. Il y avait des vieux, des jeunes ; de vieilles anglaises sèches et prétentieuses ; des riches allant occuper pour quelques mois des cottages somptueux comme des résidences de ville, des employés de bureau ou de modestes commis, se payant dans les divers hôtels, une courte vacance.

Les costumes assortis mêlaient leurs couleurs variées, celles claires et chatoyantes des toilettes de femmes à celles plus sévères et plus sombres des habits d’hommes. Lorsque l’horloge marqua quatre heures et vingt-cinq, Julien pénétra à son tour dans le train, traversa une couple de parloirs et finalement se dirigea vers le wagon 76 où on lui avait réservé le fauteuil No 5. Il y installa ses bagages, un porte-manteau et une sacoche à main et continua jusqu’à l’observatoire en arrière du fumoir. Un siège était vacant.

Il s’y installa.

Le train, lentement, démarra.

Julien alluma un autre cigare et se replia en lui-même, insensible à la beauté des paysages qui s’étendaient devant lui, en s’éloignant sans cesse un peu plus.

Il arriva à St-Joachim sans songer à rien. Il ne pensait pas. Il ne rêvait pas. Il était enseveli dans une espèce de torpeur, un nirvanah sentimental.

Le train demeura quelques minutes en gare, le temps de changer de locomotive, et reprit sa course.

La scène varia. Une fois les caps franchis, il glissa le long des rails au bord, tout au bord du grand fleuve. D’un côté, la montagne taillée à pic avec des massifs de roches qui surplombaient, menaçants, de l’autre, l’eau verte, bleue, violacée où le soleil en s’y jouant déposait çà et là des paillettes d’argent.

Parfois un paquebot ou une goélette donnait une vie plus intense au panorama. Cela lui rappela un peu la Méditerranée où il était allé, deux années auparavant.

Fatigué de contempler ces beautés, et en proie comme chaque fois qu’il se trouvait devant le Beau à une sensation mal définie de souffrance morale, il quitta son poste d’observation et alla s’installer au buffet.

Quelques personnes étaient attablées. Deux américaines, quelques jeunes gens et à la table qui précédait la sienne, lui faisant face, une jeune fille, très jolie, et dégageant de toute sa personne une magie de charmes et de séduction fascinante.

Le maître d’hôtel, obséquieux, élancé, sec, le buste plié en deux et le bras disposé en angle droit, présenta au voyageur une feuille et un crayon.

Julien s’absorba quelques instants dans la composition de son dîner. Quand il eut fini, en levant les yeux, il rencontra, braqués sur les siens, ceux de la jeune fille.

Il l’examina avec soin, la détaillant toute entière. Les grands yeux de velours soutinrent l’inspection sans broncher.