Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/20

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jours aussi taciturne. Il l’était encore plus depuis son arrivée, et Paul avait remarqué que le pli qu’il portait au front entre les deux yeux se creusait davantage à certains moments et que la dureté de son regard s’accentuait.

Ils insistèrent pour qu’il les accompagnât. Il refusa d’un « Non » qui n’admettait pas de réplique.

— Je veux être seul, conclut-il. Que voulez-vous que j’aille faire là-bas. Je suis trop jeune pour me complaire dans la société des vieilles femmes et des vieux messieurs qui trouvent du plaisir à une partie de bridge… et la compagnie des péronnelles et des freluquets ne m’intéresse pas. La marée va commencer à monter vers 10 heures. Je vais aller me baigner. Cela me serait plus profitable.

— Vous n’êtes pas pour vivre en reclus toujours, comme cela, hasarda Yvonne.

— Que voulez-vous, chère amie, si je préfère agir ainsi !

Il y avait un beau clair de lune. La lune s’était levée de l’autre côté du fleuve, rouge et immense. Lentement, elle avait gravi l’azur du ciel. Maintenant, elle déposait sur l’eau d’un bleu de prusse un large sillage argenté.

Au « Castel de la Rive », l’animation régnait. Au son du gramophone les couples évoluaient sur la large véranda ! L’air était doux. Une brise légère, fluide, circulait chargée d’arômes.

Assis sur les marches du perron, quelques jeunes gens en pantalons blancs faisaient discrètement la cour à des jeunes filles de clair vêtues. Au dedans, autour des tables, des personnes plus âgées faisaient leur quotidienne partie de bridge.

— Des charades ! proposa une voix.

— C’est cela, des charades.

— Choisis Mathieu.

— Thérèse Lesieur.

— Alice Bernard.

— Henri Lemont, etc, etc.

Un groupe sortit, l’autre s’installa sur des chaises disposées en rond dans la grande pièce.

Pendant que ceux-ci s’amusaient, Julien, resté seul, se promenait devant l’hôtel, en fumant une courte pipe de bois. Il songea aux grands yeux de velours d’Adèle. Il songea qu’elle était bien jolie, que l’ovale de son visage était pur, que la peau en était fine et veloutée et que ses lèvres étaient tentantes comme un beau fruit vermeil et mûr.

Mais à quoi bon songer à cela ? À quoi bon cette espèce de rêverie dangereuse, surtout à la campagne, dans le désœuvrement d’une vie de farniente alors que tout autour de soi concourt à amollir la volonté, à distraire l’énergie et à disposer aux passions sentimentales.

C’est précisément à cause de tout cela qu’il y songeait. Il ne voulait pas fuir le danger ; c’eut été lâche. Il ne voulait pas le braver.

Et parce qu’Adèle ne lui était pas indifférente, ne pouvait pas lui être indifférente, il exerçait sa volonté pour pouvoir mieux résister à toutes les séductions qui se dégageaient de la jeune fille. Dès la première minute où il l’aperçut, il comprit que son père l’avait aimée, aimée follement, puisque lui, qui jamais dans sa vie n’avait tressailli à la vue d’aucune femme, venait d’éprouver à la vue d’Adèle une émotion inconnue jusqu’alors. Oui, il l’aurait aimée si l’irréparable n’avait pas eu lieu. Maintenant, il ne le pouvait plus.

À force d’y penser depuis déjà si longtemps, il se sentait parfois, malgré lui, glisser sur la pente fatale de l’amour. Se rappelant avoir lu jadis qu’on guérit une passion par une passion contraire, il la détestait donc. Il s’efforçait à la détester davantage et bien que cela lui fit mal au cœur, il se rappelait les détails, tous les détails, qui pouvaient accroître cette haine.

La marée commençait à monter, Julien, s’ennuyant un peu de sa solitude, changea de vêtements pour un costume de bain en laine noire, revêtit sa robe de chambre et gagna la grève à l’extrémité d’une baie, près de l’endroit connu sous le nom de « La Roche » et qui est le rendez-vous favori des baigneurs. Il n’y avait pas d’herbe marine et le sable était doux aux pieds. La marée continuait de monter lentement, elle recouvrait les roches de la batture. Julien s’avança au large. Il fit quelques exercices d’assouplissement et délibérément se jeta à l’eau, à la mer profonde. L’eau était froide, presque glaciale. Elle n’avait pas eu le temps de se réchauffer sur le sable où toute la journée le soleil avait dardé ses rayons. Il ne put nager longtemps parce que malgré le mouvement des bras et des jambes, ses membres s’engourdissaient. Il sortit de l’eau ; et debout, face à la mer, le torse bombé, les jambes arquées, il éprouva une volupté profonde d’être seul dans la nuit, et de sentir en lui une surabondance de vitalité.