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— Tout le monde est embarqué ? cria le Père Bouchard.

— Tout le monde, répondit Albert Germain.

— Fais partir ton moteur, Octave.

Et le père Bouchard retournant à l’arrière, s’installa près de la barre du gouvernail.

Octave donna quelques tours de roue et l’instant d’après, les amarres étant levées, la goélette s’éloigna vers le large, dans un joyeux halètement.

Le père Bouchard sortit de sa poche une torquette de tabac, en prit une substantielle bouchée et, en silence, ses regards perçants fouillant l’horizon, s’occupa de diriger son embarcation, tout en chiquant consciencieusement son tabac noir. Aux enfants qui, autour de lui, lui posaient des questions il répondait laconiquement par des monosyllabes : Oui, non !

Le yacht descendit le courant pour doubler la pointe de l’île.

La mer étant haute, il put approcher du bord. À l’extrémité nord-est, l’île est inhabitable. Elle est formée d’une succession de gros cailloux posés à la façon des menhirs sur un immense banc de roche.

Cette vue ne manque pas d’une certaine beauté sauvage. Pittoresque, elle fait songer à ces rochers de Bretagne, sauf en plus petit, où les vagues viennent se briser quand la mer est houleuse.

Parfois, de grands oiseaux blancs s’en élevaient, qui fuyaient, les ailes étendues, dans le ciel, ou volaient au ras de l’eau. Parfois aussi, ils plongeaient rapidement en quête de quelques menus fretins aperçus à la surface, s’en régalaient et continuaient leur vol élégant et gracieux. Il y avait dans l’atmosphère comme une espèce de buée légère qui empêchait de distinguer au loin. L’on devinait plutôt que l’on apercevait, de l’autre côté, sur la rive, les villages de Saint-Roch des Aulnaies et de Saint-Jean Port-Joli.

La goélette longeait l’île ; on voyait les fermes s’échelonner sur les côteaux, les maisons anciennes et vieilles et qui, depuis au delà d’un siècle, abritaient de nombreuses générations, toutes du même sang, qui en étaient resté possesseurs.

Un vieil avocat de Québec qui, avec sa femme, passait les étés aux Éboulements, servait de Cicerone. Ayant consacré ses loisirs à l’étude de l’histoire, il connaissait particulièrement bien celle de l’Île-aux-Coudres.

Il fit observer un vieux moulin de pierre avec des ailes qui tournaient quand le vent les activait. C’était un vestige du passé ; il méritait qu’on s’y arrête par sa rareté. Plus loin, l’église se dressait au bord de l’eau, près d’une baie où des goélettes étaient ancrées. Autour quelques maisons seulement, le presbytère, une couple de magasins.

Au large, des filets pour la pêche aux marsouins, l’une des principales occupations des habitants de l’île.

— Tiens, un marsouin !

À la surface de l’eau l’on vit quelque chose de blanc briller au soleil. C’était le dos de l’un de ces énormes poissons.

— Ici, expliqua le cicerone, lorsque la partie sud de l’île fut contournée, se trouve la baie des Français. Jacques Cartier y a mouillé avec ses trois vaisseaux : La Grande Hermine, La Petite Hermine, l’Émerillon. Les Anglais aussi y ont mouillé. Le vaisseau de l’amiral Dobell y a fait escale.

Du côté nord, l’aspect de l’Île-aux-Coudres est différent. Les habitations sont juchées au haut d’une falaise. Plusieurs chemins et sentiers la gravissent.

— Ce doit être ennuyeux de vivre là, dit Adèle Normand à son voisin qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le départ.

— Non pas. Quand l’on n’a rien à se reprocher, que l’on est content de son sort. Le bonheur ne choisit pas ses endroits pour s’établir.

— Aimeriez-vous ça vivre sur cette île ?

— Si j’y avais mes occupations, si j’y étais né, certainement.

On apercevait maintenant le quai des Éboulements. Il avançait dans l’eau calme.

— Pour le moment, je préfère vivre aux Éboulements, conclut-il.

— Et pour quelle raison ?

— Vous êtes trop indiscrète… Parce que je m’y plais.

— Cela n’y paraît guère. Vous vivez renfrogné comme un ermite.

— Si j’aime mieux cela ! Enfin chacun ses goûts. Vous êtes en villégiature ici pour longtemps encore ?

— Pour le temps que je voudrai. Mes parents m’ont dit de demeurer jusqu’en septembre, si je le voulais. Et vous quand partez-vous ?

— Avez-vous hâte que je parte ?

— Oh ! non ! s’exclama-t-elle ingénument sans s’apercevoir que ce cri spontané l’avait trahie.

Julien l’examina sévèrement ; elle rougit. D’une voix sourde il dit : « Je ne partirai qu’en septembre ».