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— En avez-vous aimé d’autres avant moi ? demanda-t-il, bien que sachant la vérité.

— Jamais je n’en ai aimé d’autres que vous. J’ai cru une fois aimer quelqu’un. Je me suis trompé, Henri. Je veux être franche avec vous. Laissez-moi tout vous raconter.

D’un ton sec il dit :

— Je ne veux pas. Le passé est le passé. Seul, le présent compte. Si je disparaissais, Adèle, de votre vie, si un jour nos chemins devaient se séparer…

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Si je ne vous aimais plus… Si je vous disais un jour que j’ai cru vous aimer… mais que je ne vous aimais pas… Si je vous disais que je me suis simplement amusé avec vous, que j’ai voulu me faire un jouet de votre cœur pour chasser ma neurasthénie…

— Je ne vous croirais pas… Pourquoi parler ainsi ? Si vous disparaissiez de ma vie… je mourrais !

— Vous m’aimez donc beaucoup ?

— Beaucoup !

— Autant que je vous aime ?

— Plus encore.

— Pour toujours ?

— Pour l’éternité ! En voulez-vous une preuve ?

— Non.

— Henri ! J’ai peur que vous changiez vis-à-vis de moi. Ce serait effrayant !

— Je ne changerai jamais !…

— Quand vous retournerez à Québec, cet automne, vous allez être repris par vos affaires, vous m’oublierez ?

— Je ne le pourrais pas, quand même je le voudrais.

— Pour le prouver, faites quelque chose de difficile pour moi.

Il sortit un calepin de sa poche, l’ouvrit à une page blanche, et le lui confia. Puis il prit son canif et avant même qu’elle ait pu l’en empêcher, il s’en darda le bras. Le sang jaillit abondamment. Il y trempa son doigt et sur la page blanche du calepin il traça ces mots : « Je t’aime » !

— Doutez-vous encore ?

— Henri, c’est fou ce que vous faites là !

Et ses yeux devinrent pleins d’eau.

Elle prit son mouchoir et en banda la plaie.

— Je ferais plus que cela pour vous. Je vous donnerais ma vie…

La plaie prit quelques jours à se cicatriser.

Il adora la douleur lancinante qu’elle lui causait. Il y trouvait une amertume pleine d’une âpre volupté.

Les relations des deux jeunes gens et leur intimité de jour en jour plus grande ne manquèrent pas de défrayer la chronique de l’endroit. De quoi s’entretenir à la campagne si ce n’est de ce qui se passe autour de soi ? Les commérages allaient leurs cours. Voir Adèle c’était voir Julien. Ils ne se laissaient pas, sauf le soir. D’aucuns les avaient même surpris à s’embrasser, ce qui avait fait pousser à cette brave madame Louvois, personne digne et sévère, une exclamation indignée.

Dès le matin, ils étaient ensemble et ils disparaissaient pour être seuls, tout à fait seuls.

Julien n’avait cure de ces commérages. Arrivant au milieu d’un groupe, alors qu’il faisait les frais de l’entretien :

— Nous sommes donc bien importants, dit-il, puisque vous vous occupez tant de nos faits et gestes ?

Ce fut un moment de stupeur. Chacun se regarda.

— Si les gens s’occupaient plus de leurs affaires et moins de celles des autres, cela n’irait pas plus mal, vous savez. Essayez quelques semaines, vous m’en donnerez des nouvelles.

Et, sur ce conseil ironique, il tourna le dos à ses auditeurs et de son pas tranquille s’éloigna.

Adèle l’attendait dans le hall. Il lui conta l’incident et tous deux s’en amusèrent.

Lalonde survint bientôt ; il était en costume de golf.

— On ne vous voit plus au golf depuis quelque temps, dit-il.

— Et cela vous inquiète ?

— Moi ? Non ! mais je vous dois une revanche. Quand m’accorderez-vous la chance ?…

— Cet après-midi même, vous permettez, Adèle ?

— Certainement, d’autant plus que j’ai quelques lettres à écrire. C’est effrayant ce que ma correspondance est en retard.

Julien alla chercher ses bâtons et suivit Lalonde.

Il y avait peu de monde sur le terrain. Julien était un assez bon joueur, mais il perdit royalement cette partie-là. Il avait trop de distractions. Il ne parvenait à faire ses trous qu’avec difficulté.

— Vous vous rouillez, lui dit Mathieu. Vous ne jouez pas assez.