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tu passeras facilement au travers de cette nouvelle épreuve et que tu en sortiras indemne ».

Julien Daury avait-il épuisé tout ce qui lui était réservé de bonheur ?

Il n’avait plus sa belle tranquillité d’autrefois.

Il était devenu nerveux. Il craignait ! Quoi ? il n’aurait pu le préciser.

En pleine puissance, et par ses dons de l’esprit et par sa situation dans le monde, doué d’un physique tout en force, aimé à la folie par la femme même qu’il idolâtrait, l’avenir aurait dû lui sourire.

Mais son amour était tellement grand qu’il en souffrait. N’ayant jamais connu de mère, tout ce qui, en lui, pouvait aimer s’était concentré sur une créature unique toute de fraîcheur, de grâce et de charme. Et à mesure que l’heure de l’échéance approchait, il devenait plus inquiet. Ces mois de vacances s’achevaient. On était au milieu d’août. Les belles journées de juin, de juillet, étaient enfuies à jamais.

Le soleil depuis quelques jours était en grève. Il pleuvait presque sans cesse : une pluie monotone, et qui était froide. Il y avait dans l’atmosphère, un avant goût de l’automne morne qui amène avec lui la chute des fruits murs, la mort des feuilles. Et l’automne, c’était son retour vers la ville, c’était la fin d’un roman dont il ignorait le dénouement.

Dans la griserie de sa ferveur amoureuse et l’ivresse d’une solitude à deux il avait pu oublier le monde, il avait pu s’oublier lui-même, faire table rase de tous les sentiments qui emplissaient son âme avant qu’elle ne devienne le sanctuaire d’une passion seule et entière.

Maintenant des voix qu’il avait pu étouffer se faisaient entendre. Des visions qu’il avait pu chasser surgissaient de nouveau. À certains moments, il comprenait l’inanité de tous les bonheurs terrestres, et leur fragilité. Que lui réservait demain ?

C’était l’inconnu, le noir affreux…

Mais dès qu’il la voyait, seule à seul, toutes les pensées noires qui affluaient en son cerveau s’envolaient comme des nichées d’oiseaux. Il retrouvait sa sérénité d’âme et de nouveau il se plongeait dans un nirvana langoureux.

Sa voix le berçait, l’ensorcelait et ses yeux l’affolaient.

Une lettre de son notaire le manda à Québec pour le lendemain. Les affaires allaient mal.

La Fortune l’accablait.

Elle le privait de quelques jours précieux, avant son départ des Éboulements.

Heureusement, ce soir là, un concert réunissait tous les citadins à l’hôtel Beauséjour. C’était un concert au bénéfice de la chapelle.

Julien paya son écot, mais n’y assista pas.

Il fit part à Adèle de son départ projeté pour le lendemain et lui demanda si elle préférait passer cette soirée avec lui, bien avec lui, dans le hall des Laurentides désert.

Elle acquiesça volontiers.

Au dehors, le temps était humide. Il ne pleuvait pas, mais une buée blanche recouvrait toutes les choses. À séjourner quelque temps sur la galerie l’on devenait transi. C’était une humidité froide, presque glacée par le voisinage de la mer et qui pénétrait jusqu’aux os.

Dans la grosse cheminée de pierres rustiques, des bûches de bouleaux crépitaient. Julien enleva la lampe qui habituellement éclairait la pièce approcha près du foyer deux fauteuils, et s’y installa ainsi que la jeune fille. Tous les coins étaient dans l’ombre ; seule, la lueur des bûches qui se consumaient projetait un peu de clarté. Les flammes vacillaient. Elles avaient des dessins fantastiques.

Durant quelques minutes, ils ne parlèrent pas.

Il tenait sa main dans la sienne et il en caressait la peau soyeuse.

— Tu es décidé de partir demain ?

— Oui, il faut que je parte.

— Tu reviendras ?

— Aussitôt que je pourrai.

Ils retombèrent dans leur mutisme.

Ils avaient tant de choses à se dire qu’ils ne savaient de quoi parler.

Il se leva, mit un disque sur le gramophone.

C’était la « Sérénade » de Schubert, chantée en allemand par un ténor inconnu, mais qui avait l’art de mettre dans son chant, toute la tristesse dont cet œuvre est empreinte.

Quand le morceau fut terminé il demanda.

— Veux-tu que je fasse jouer d’autres choses ?

— Non, nous allons causer. La musique me donne le spleen. Je suis déjà assez triste, ce soir, rien qu’à songer que tu t’en vas. Si tu allais ne pas revenir !