Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/52

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Elle lui tendit la fleur.

— Elle est bien fragile. Tiens, garde-la toi-même. Dépose-là dans ton médaillon de verre, là… Henri je voudrais m’en aller avec toi. Où tu n’es pas, il n’y a plus de vie, il n’y a rien. Je vais m’ennuyer ces quelques jours.

— Je ne serai pas longtemps et puis il faut bien se quitter quelques jours.

— Tu m’abandonnerais…

— Je n’ai pas dit cela… mais à l’automne, il faudra reprendre chacun notre route.

— Écoute, je vais jusqu’à la Baie St Paul avec toi. Je reviendrai par le train, cette après-midi. Tu m’emmènes ?

— Oui.

Elle courut revêtir son manteau et quelques instants après, elle était près de lui, dans l’auto.

Les prévisions de l’hôtelier étaient fondées, la route était vilaine, boueuse, défoncée.

L’auto gronda dès qu’elle commença à gravir la côte.

Julien changea plusieurs fois de vitesse. À plusieurs reprises, il dut s’arrêter et reculer pour reprendre son élan.

Le moteur en activité roula dans un bruit de rage. Les roues tournèrent en envoyant la terre derrière elles, jusqu’à ce que, trouvant un sol un peu plus dur, elles eurent pour s’appuyer un fond plus solide.

Puis, dans un halètement, la vaillante petite machine surmonta les difficultés et opéra la dure ascension sans ralentir.

— Ce n’est pas un voyage de plaisir que tu fais là…

— Avec toi, quand bien même il pleut, il fait toujours beau, Henri… J’avais une pensée folle, ce matin. Si on se mariait, cet automne, de bonne heure, dès notre retour ! J’ai tellement hâte que tu sois à moi, rien qu’à moi pour toujours !

— Et tu ne regretterais jamais ?

— Jamais.

— Et tu ne sais rien de moi, de mon passé ?

— Je sais que je t’aime, cela ne suffit pas ?

— Et si tu changeais ; si ton cœur changeait ? Tu pourrais en rencontrer un autre… on ne sait pas ce que réserve l’avenir.

— Henri, regarde-moi. Regarde-moi dans les yeux. Est-ce qu’ils peuvent mentir ? Jamais je n’aimerai ni épouserai un autre que toi.

Il se borna pour toute réponse à lui prendre la main qu’il étreignit.

— Veux-tu, Henri l’on va s’épouser cet automne ?

— Donne-moi une semaine. Dans huit jours, au plus tard, quand je reviendrai, je te donnerai ma réponse. Je pars pour des affaires urgentes. Je ne sais pas ce qui peut survenir. Riche, aujourd’hui, et libre, je puis revenir pauvre et esclave, et alors je n’aurai pas le droit d’enchaîner ma vie à la tienne.

Ils arrivaient à St-Hilarion. On apercevait au bout de la montée, le village et son église de pierre qui se profilait sur un fond de montagnes.

— Enfin nous allons atteindre la route régionale. Nous faisons notre dernier mille de mauvais chemin.

— Hélas !

— Pourquoi, hélas !

— Parce que le moment approche où je vais te quitter.

— Il n’est pas dix heures. Dans deux heures et demie, je serai à Québec. Tu m’y accompagnes ? Nous dînerons ensemble chez Kerhulu. Tu prends le train à quatre heures. Tout se combine. Cela te sourit ?

— Tu sais ma réponse ? J’accepte…

Ils contournaient le coin.

— Maintenant, laisse-moi filer si tu veux que nous ayons plus de temps pour dîner. J’ai un rendez-vous à trois heures.

Et l’auto partit, folle de vitesse, dans un halètement joyeux, cette fois-ci.

Julien en faisant sa proposition n’avait pas songé qu’en mettant le pied à Québec, il cessait d’être Henri Gosselin et qu’il reprenait sa personnalité véritable. Cette pensée lui traversa l’esprit avant même qu’il atteignit les premières maisons de la Baie St-Paul.

— As-tu des connaissances à la Baie, demanda-t-il à Adèle ?

— Oui, l’une de mes anciennes compagnes de couvent, que je n’ai pas vue depuis bien longtemps.

Cela le soulagea d’un grand poids.

— J’ai changé d’idée. Nous dînerons ici. Tu es partie sans déjeuner ce matin… Et puis… j’oubliais. Il faut que je vois mon notaire à deux heures…

— Ainsi, tu ne veux pas m’emmener avec toi ?

— Adèle !

— C’est pour te taquiner.

— Sincèrement ?

— Sincèrement.

Après dîner, il la quitta. Il l’embrassa, lui donna une dernière poignée de main et lui jeta en guise d’adieu : Adèle ! je t’aime.