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Page:Paquin - Le mort qu'on venge, 1926.djvu/54

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qu’il avait à éluder, le travail énorme qu’il dut accomplir pour sauvegarder le patrimoine menacé par une transaction malheureuse accomplie par son chargé de pouvoirs, tout cela l’épuisait physiquement et moralement par une tension trop grande de ses facultés cérébrales.

La nuit, il avait des cauchemars ou la vision macabre du suicidé, les membres déchirés et ensanglantés, l’obsédaient.

Quand il eut terminé les derniers arrangements avec quelques créanciers, il s’enferma dans la chambre du disparu et relut une à une toutes les lettres, celles d’Adèle et celles de l’homme.

De nouveau, le même phénomène se manifesta. Aux premières lettres de la jeune fille, il se sentit soulevé par une vague d’amour… puis il devint jaloux et il souffrit jusque dans sa chair.

Et enfin, relisant celles non ouvertes ou l’homme broyait son orgueil aux pieds, quémandant l’aumône d’un signe de vie, la haine de nouveau germa dans son cœur…

L’idée de la vengeance s’imposait. Paul Daury était là, qui la réclamait de lui.

Les traits redevinrent fixes et impassibles, le regard dur et mauvais. Julien souffrit beaucoup mais il fit taire sa souffrance. Non ! Il n’avait pas le droit d’aimer Adèle Normand. Ce sera là sa vengeance. Repousser la femme qui s’offrait à lui.

 

— Vous avez été bien longtemps, lui dit Adèle, quand, 10 jours après, il descendit du train, à la gare des Éboulements, un soir somptueux de la fin d’août.

— Des affaires urgentes à régler.

Elle s’étonna du ton bref par lequel il lui répondit. Elle l’examina et fut atterré de la sévérité de sa figure.

— Avez-vous fait un mauvais voyage ? Vous êtes bien changé !

— En effet, je suis changé.

— Et vous n’avez pas reçu mes lettres ?

— Je les ai reçues.

— Pourquoi n’y avez-vous pas répondu ? Vous ne savez pas comme je me suis ennuyée… Tu ne sais pas comme j’ai eu le cœur gros, quand chaque soir je revenais, les mains vides, du bureau de poste… Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?

— Parce que j’ai jugé à propos de ne pas vous écrire.

— Henri !

Et ce fut toute son âme blessée par la froideur des réponses qu’elle mit dans cette appellation.

— Il n’y a plus d’Henri Gosselin maintenant. Ce n’est pas mon vrai nom. C’est un nom d’emprunt. Demain matin, je veux avoir une entrevue avec vous et je vous révélerai mon identité et certains faits qui vous intéresseront.

Et pour ne pas se laisser attendrir, il s’esquiva.

— Excusez-moi je suis très fatigué et j’ai besoin de repos. À demain matin.

Il laissa la jeune fille toute interloquée, en proie à une angoisse qui l’étreignait jusque dans sa chair. Il monta dans sa chambre et pour ne pas penser, pour ne songer qu’à ce que demain lui réservait de souffrance, car il comprenait que l’accomplissement de ce qu’il croyait un devoir, lui serait aussi douloureux qu’à la jeune fille, il se versa, verre sur verre de cognac et s’endormit bientôt, ivre comme une brute.

Ce qu’endura Adèle durant cette nuit longue d’agonie morale ou chaque minute semblait des heures, elle seule pourra le savoir.

Le doute, l’implacable doute la tenaillait. Depuis de longs jours, elle souffrait de son silence, mais l’espérance de le voir bientôt lui faisait tout supporter.

Elle l’avait revu. Mais ce n’était plus lui. Qu’était-il arriver ?

Qu’aurait-il à lui dire demain ? Comme il était brutal dans ses paroles. Au lieu de l’élan qu’elle espérait, il l’avait accueillie avec, sur son visage, ce masque immuable de froideur, ce masque de jadis. Son cœur avait-il changé dans quelques jours ?

C’était impossible.

Il avait dû survenir quelque chose, une catastrophe. Et les heures s’avançaient, lentement, lentement ; le sommeil la fuyait.

Elle tremblait pour son bonheur. S’il allait ne plus l’aimer ! Non ! cela ne pouvait pas être. Elle en mourrait. Alors, elle se raisonnait, se disait que des affaires désagréables avaient pris tout son temps et l’avait harassé de fatigue. Que peut-être il avait subi un revers de fortune, et qu’il ne se croyait plus le droit de l’aimer, étant pauvre. Elle n’accepterait pas ce sacrifice.

L’espoir brillait de nouveau alternant avec le désespoir…

— Qu’est-ce que réservait, demain ? Quel était cet inconnu vers lequel chaque tour de l’aiguille à son cadran la conduisait.

Elle avait peur ; la fièvre la gagnait. Sa