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Page:Paquin - Les caprices du coeur, 1927.djvu/21

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LES CAPRICES DU CŒUR

interpeller le gouvernement, le silence planait dans l’enceinte.

Il demanda au premier ministre s’il avait pris connaissance de cet article de « L’Espoir ». Et il lui brandissait la copie.

Lambertin répondit affirmativement.

Payant d’audace dans un effort violent pour sortir de l’ornière où on menaçait de l’enliser, il nia tous les allégués, d’une voix qu’il voulait affermie, mais sans y avoir réussi ; il voua aux gémonies le « journaliste assez peu scrupuleux de l’honorabilité des membres de cette chambre qui avait jeté la boue à la face de la députation, gâtant dans les provinces anglaises, le prestige canadien-français. »

En avocat habile et retors, il joua de la corde sensible, fit du pathos, et voulut déverser sur l’auteur de « ces lignes malheureuses » le mépris public qui le guettait. Son discours eut un certain effet. Dans les galeries, plusieurs lui donnaient raison.

Gingras se leva.

— Puisque l’on veut des preuves, dit-il, en voici.

De sa serviette, il sortit les documents qu’il étendit sur son pupitre. L’une après l’autre, il lut les lettres compromettantes.

Une stupeur visible avait envahi le Parlement.

Gingras parlait, impitoyablement, dénonçant les coupables, les appelant par leurs noms et les désignant du doigt à la vindicte populaire.

Le désarroi fut complet et total.

L’orateur termina en demandant un vote de non confiance.

Désemparés les partisans les plus moutons votèrent contre le gouvernement.

Les élections furent décidées pour la fin de février.

Lucien Noël devint un personnage en vedette.

La presse illustrée publia, le soir même, son portrait avec ce titre flatteur : « Le tombeur de ministère ».

Et cela l’amusa de constater, que lui, un imaginatif, un rêveur, peu façonné par l’action, et qui n’agissait que par impulsion, avait accompli ce que les politiciens les plus expérimentés et les plus puissants n’accomplissent que difficilement et rarement.

Il ne put, avant neuf heures et demie du soir, tant on l’accaparait pour le féliciter ou le maudire, regagner ses appartements. Félicitations comme menaces ne l’atteignaient plus. Son œuvre faite, il devint même la proie d’une dépression inévitable, après chaque excès d’activité, soit cérébrale, soit physique.

Comme il traversait la rotonde du château pour se rendre à sa chambre, une jeune fille se leva d’un divan, qui alla à sa rencontre.

C’était Hortense Lambert.

Coquette, elle voulait avoir un peu, sa part de ce succès, en s’affichant avec l’« homme du jour ».

— Mes félicitations, monsieur Noël.

Il leva sur elle ses petits yeux noirs, tout étonnés, salua et continua son chemin.


VIII


Hortense Lambert était une coquette. La vanité primait chez elle. Peut-être son cœur recélait-il des trésors d’amour pour celui qui, un jour, paraîtra à ses yeux, nimbé de la splendeur du prince charmant. Mais cet heureux ou malheureux mortel n’avait pas encore paru. Dans les quelques flirts engagés au hasard d’une vie mondaine bien remplie, elle n’avait fait que s’aimer dans ceux à qui elle accordait ses préférences. Cela, elle l’admettait elle-même.

Pourtant, un jour, après avoir entendu raconter, par sa sœur, la banale et lamentable histoire sentimentale de Lucien Noël, elle avait éprouvé pour le jeune homme, un sentiment mal défini, un penchant plutôt cérébral que charnel.

Cette figure sévère, chez un jeune homme au tempérament si violent, et si primesautier, n’était pas normale. Elle était le fruit d’une souffrance concrétisée qui avait patiné les traits en leur donnant un je ne sais quoi de douloureux, même lorsque l’hilarité ou la joie les modifiait.

Elle en voulut à cette autre personne, qu’elle ne connaissait pas et ne connaîtrait probablement jamais, d’avoir eu dans la vie d’un homme une influence plus grande qu’elle n’eut jamais chez aucun de ses admirateurs, même de ses adorateurs.

Lors de son séjour à Montréal, elle avait essayé d’esquisser l’ébauche d’une aventure avec le journaliste. L’échec l’avait stimulée tout en la surprenant. Elle en ressentait, comme une humiliation, une néga-