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LES CAPRICES DU CŒUR

— Jules Faubert, dit-il… je crois que vous devez vous trouver un autre endosseur.

— Comment un autre endosseur. Celui-là n’est pas solvable ?

— Pas dans le moment.

— Jules Faubert, le Roi du Papier ! Ce n’est pas là une garantie suffisante ! Sa signature ne vaut rien !

— Je vous l’ai dit : Pas dans le moment. Il y a un « krach » dans le bois. Il peut à peine maintenir ses positions lui-même… À moins d’un changement, il s’en va à la banqueroute.

Une nouvelle mauvaise se répand vite. Dès les jours suivants, les autres fournisseurs de Noël exigèrent le paiement immédiat de leur compte sous la menace de faillite.

Faillite ! Faillite ! Ce mot sonna lugubrement aux oreilles du journaliste. C’était toute son œuvre qui s’écroulait. C’était le recommencement de toute une carrière. Après avoir été quelqu’un, un personnage avec qui les puissants du jour devaient compter, il retombait dans le Néant. Il lui faudrait se refaire ! L’Espoir, cet enfant de son cerveau, conçu durant des années longues et ennuyeuses, mourrait emporté lui aussi dans la tourmente fatale.

Lucien était atterré. Il ne songea pas un instant qu’il pourrait se tirer du mauvais pas en restreignant ses ambitions, en se contentant d’une imprimerie moins colossale que celle qu’il rêvait d’établir.

Pas financier pour deux sous, embarqué par fol orgueil dans une entreprise trop forte et pour ses ressources et pour ses capacités, il n’avait pas l’énergie voulue pour faire face à la complexité de la situation.

Un découragement immense l’accueillit. Il se promena tout un après-midi dans son bureau, dont il venait de terminer l’installation, bureau prétentieux, grandiose, en rapport avec la grandeur de l’œuvre qu’il voulait édifier. Son cerveau roulait dans le vide. Il avait beau se torturer inutilement. Aucune solution ne s’offrait à lui.

Il était à bout de force, épuisé. Depuis une semaine, il avait changé considérablement. Il était amaigri, légèrement vieilli. Son masque était plus pâle que d’habitude, et les yeux noirs avaient à certains moments une fixité inquiétante.

Il rentra chez lui à bonne heure. Il fit le trajet à pieds, le chapeau à la main, pour laisser l’air pénétrer dans ses cheveux et diminuer la fièvre qui le dévorait. Il ne soupa pas, et immédiatement alla s’écraser dans un fauteuil de son cabinet de travail.

Tout à coup, sur ses joues les larmes coulèrent. Un besoin de tendresse s’empara de lui. Il se retrouva comme il était enfant, lorsqu’un gros chagrin le jetait sur les genoux de sa mère.

Hortense apparut à son imagination. Ce soir il éprouva le désir impérieux de l’aller voir, de lui confier sa détresse, de puiser dans ses yeux, un peu de courage dont il avait besoin.

Le souvenir lancinant de la dernière soirée passée ensemble était aboli. Ce qu’il se rappelait d’elle, ce n’était que les moments heureux vécus autrefois. Il se rappelait les inflexions de sa voix, calmes, sereines, douces, apaisantes. Il aurait donné cours à ses larmes. Elle aurait trouvé des mots à lui dire, les mots qu’il fallait.

Il alla au téléphone, décrocha l’appareil, appela.

— Mademoiselle Lambert ? demanda-t-il.

— C’est moi.

— Vous allez bien ?

— Et vous ?

— Très mal. Puis-je vous voir ce soir ? J’ai beaucoup de choses à vous conter.

— Ce soir. C’est impossible.

— Pourtant il le faut. Il faut que je vous voie, implora-t-il ?

— C’est impossible Lucien. Je suis souffrante. Le médecin m’a conseillé de me mettre au lit.

— Ah !

Un cri rauque, étouffé, sortit seul de sa gorge. Il chancela et retomba lourdement dans le fauteuil.

Les minutes s’écoulèrent sans qu’il en eût conscience. Les heures aussi.

— Lucien, dit Germaine entrebâillant la porte. Monsieur Mainville veut te voir.

— Fais le entrer…

Il ne bougea pas et continua de fixer des yeux, un point, toujours le même, sur le papier peint de la muraille.

— Mon pauvre vieux ! Tu as l’air passablement abruti ce soir ?

— Je n’en ai pas l’air. Je le suis.

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

— Tout. Mes affaires… Je suis acculé à la faillite. Tout mon travail s’écroule.