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ÉMILE AUGIER

n’est que lieutenant-colonel. » — « Mais tu sais bien qu’en parlant à un lieutenant-colonel on dit : colonel. » Ah ! la bonne, la bonne vieille ! Voyez-vous comme elle se redresse, comme elle est tout près d’approcher la main de sa coiffe pour saluer Me Guérin militairement. Elle apprend qu’il va revenir, ce fils ; et la voilà toute bouleversée… « Si je l’avais vu là, tout à coup, devant moi, je crois que j’aurais eu une suffocation. » Il est là ; elle veut l’embrasser : elle s’arrête avec effroi. Elle a découvert au front une égratignure inaperçue des autres. Elle a de bons yeux, madame Guérin, des yeux de maman. Et elle rit, et elle pleure, cajolée par son fils, rabrouée par son mari. Mais elle est trempée à toute épreuve.

Louis s’est laissé prendre à la coquette magnificence de la châtelaine voisine, Mme Lecoutellier, qui l’encourage d’abord, puis le rebute. Mme Guérin l’apprend et s’en désespère. Elle ne peut supporter l’idée d’un chagrin ou d’un affront pour lui. Elle n’a pu voir sans frémir son colonel rentrant pâle, jetant son chapeau, cachant son visage dans ses mains, pendant que de grosses larmes coulaient entre ses doigts. Elle a deviné tout de suite, la chère femme, que la mère faisait tort au fils, que la paysanne éloignait la grande dame. Jusqu’ici elle a vécu de patience et de soumission ; un sacrifice ne lui coûte guère. Elle va la trouver, la dame. Et cette paysanne, qui est une mère, a le dévoûment ingénieux et l’instinct de toutes les délicatesses. Se sacrifier n’est rien ; il faut rendre le sacrifice acceptable et même séduisant pour la mondaine Mme Lecoutellier. Non seulement elle disparaîtra sans bruit ; elle a mieux ; elle imagine un alibi, qui est une concession raffinée à ce monde, dont elle flaire et flatte la sottise. « Vous direz à vos invités : ma belle-mère est à sa terre de Frémineau. » Frémineau est une trouvaille de la bonne femme aux abois ; Frémineau n’écorche pas trop les oreilles ; elle vivra dans sa métairie, et vous direz : elle est dans sa terre de Frémineau. C’est tout simplement