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LE THÉATRE D’HIER.

tant de siècles sur les épaules. Et par ces deux mérites, qui ne lui ont point coûté, Émile Augier se rattache à la grande tradition des écrivains de race, des Rabelais, des Molière, des Regnard. Il est classique de famille.

Classique, il l’est aussi par l’équilibre et la probité de son esprit, par son idéal de raison et de clarté, par une tendance à voir nettement le mal, à l’observer avec pénétration, à le révéler sans faiblesse ni tristesse, et avec mesure, à en rire enfin pour n’en pas pleurer.

Il est classique même, parce qu’il représente, à l’époque précise — et peut-être provisoire, n’importe — de son avènement, une classe de notre société, qui depuis trois siècles n’avait fait que croître et grandir, tant qu’enfin de rien qu’elle était elle devint tout, et pensa devenir davantage. Il a montré la bourgeoisie triomphante, avec ses qualités moyennes et solides, — intelligence, activité, probité, — et ses excès de pouvoir et ses impatiences du succès, et son ambition démesurée, et ses vues un peu étroites, — âpreté au gain, morgue de la fortune, tolérance pour l’argent, d’où qu’il vienne, où qu’il aspire ; — et il a eu assez d’honnêteté pour opposer les vertus aux vices, sans sacrifier aux lions du jour les braves gens, assez de décision pour démasquer les uns et rappeler aux autres que « l’opulence est un état difficile à exercer ; qu’il faut y être acclimaté pour la pratiquer sainement »[1]. Il est sur la scène le plus bel exemple de ce que ce tiers état régnant a pu faire voir de raison forte et de bon sens courageux : et cela même est son génie. Dans quelque deux cents ans, lorsque le temps aura passé sur son œuvre et poursuivi les destinées de notre société, les éditeurs mettront en vente, revu, corrigé, accompagné d’un commentaire historique et de notes morales et philologiques, le Théâtre classique d’Émile Augier, bourgeois de Paris.



  1. Pierre de Touche, i, 1.