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ALEXANDRE DUMAS FILS.

lui faire fête, l’enfant pieuse, romanesque, ignorante, se trouve livrée à cet homme qui sait ce que c’est que l’amour[1]. »


Vous voyez quelle chute. Ce n’est pas seulement la pudeur qui s’effarouche, la chasteté qui se révolte, c’est la dispersion de tous les rêves effarés, c’est la ruine de tous les préjugés, c’est la conscience et la foi dans l’essence supérieure violées, c’est une première soumission nécessaire, inattendue, inimaginée, d’autant plus odieuse qu’elle apparaît comme un outrage et un sacrilège. Voilà le vrai. Et puis, le mari s’éloigne ; orgueilleux et impatient, il porte ailleurs l’offrande de cet amour que l’épouse a jugé indigne d’elle, et le temple est déserté, et la déesse, restée seule, qui n’entend plus de prières, comprend sa déchéance, et s’abime dans les larmes. À présent, c’est son amour-propre qui souffre, c’est le monde qui s’est renversé d’un seul coup, sous ses yeux ; elle n’est plus qu’une idole abandonnée à sa faiblesse, de bois, de marbre ou d’or, mais déclassée dans l’Olympe où radieuse elle avait grandi. Elle voyage ; elle cherche en d’autres pays une religion plus épurée ; elle ne rencontre que des profanes ; elle commence à entrevoir que l’adoration des hommes ne va pas jusqu’au mysticisme, et, si elle ne regrette rien encore, elle s’ennuie, elle s’ennuie à mourir… elle est prête aux consolations, sans être résignée à la suprême épreuve, qui lui fait toujours horreur. Elle aiguille sur une autre voie à la recherche d’un idéal, où son essence supérieure puisse être respectée. Il apparaît enfin, l’adorateur fervent et dévot, humble et respectueux, qui ne parle point, qui exprime sa passion par lettres brûlantes, qui menace, pour son premier hommage, de s’offrir en holocauste. Cette fois, c’est bien l’amour, l’amour de l’âme, celui qui défie les suprêmes et ravalantes rencontres de la chair. Le temple s’illumine, la déesse renaît, exaltée et

  1. Préface de l’Ami des femmes.