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ÉDOUARD PAILLERON.

dame, je ne me rappelle plus bien, j’étais comme dans un rêve, je ne me souviens plus que de son regard qui m’enveloppait, de son sourire qui me caressait, et de sa voix… oh ! sa voix, que je sentais glisser jusque dans mon cœur… Ah ! Clotilde, peut être qu’il m’aime ? »

Oui, la phrase entrevue, les mots introuvés, la pensée qui se dérobe juste à l’instant qu’on l’allait surprendre, et la mélodie qui cesse alors qu’on en croyait jouir, tout cela est d’un art raffiné et très proche de la vérité, qui nous laisse dans l’esprit l’impression vague et inachevée que la mystérieuse enfant produit sur notre cœur. Ajoutez que M. Pailleron trouve sans peine la formule ou l’aphorisme, qui est comme la ponctuation de ces développements à peine indiqués, et pourtant arrêtés. Elle abonde de plus en plus sous sa plume, à mesure qu’il note, et qu’il peint, plutôt qu’il n’écrit. « La barbe est la dernière chevelure. — Une bonne dame, la mère, mais de la force d’une machine à coudre, etc. » Et puis, cette trame légère est rehaussée d’esprit, tissue d’exclamations vives et naturelles, qui en relèvent l’éclat, et d’onomatopées, qui scintillent sur cette fine broderie, et donnent au dessin un air de réalisme très artiste.

Pourquoi non ? Marivaux fut bien regardé comme un réaliste, en son temps. M. Pailleron ne dissimule pas le soin avec lequel il marque, dans l’étude d’un monde qui se transforme, l’invasion des termes encore inouïs au salon. Il le mesure plutôt, avec la discrétion d’un gentleman, qui tient la plume ; il s’en tient à l’argot de Pépa, qui est déjà un peu en avance sur son goût et sa manière. On peut donc dire que son style laisse une impression de réalisme assez scrupuleux et posé ; mais c’est celui d’en haut, qui est un régal pour les délicats, et n’a de commun que le nom avec la ripaille d’en bas, que vous savez. C’est du réalisme élégant, encore qu’aujourd’hui les deux mots jurent de se voir accouplés. Si vous en voulez goûter tout l’effet,