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VICTORIEN SARDOU.

ment, incapable en tous cas de se tenir dans la juste mesure. Il avait l’air d’être cela ; il a l’air d’être ceci, jusqu’à ce que, contraint par la situation, il ne soit plus ni ceci ni cela, et s’écrie, oubliant tout (le mot est dans la brochure) : « Ma fille ! ma fille ! » — pareillement outré et superficiel dans la comédie initiale et dans le drame qui s’y juxtapose. Oubliant tout est héroïque. Oubliant tout nous désarme. Il n’est pas le seul d’ailleurs qui oublie. Champrosé oublie Camille sur le turf, Benoiton oublie de prévenir sa fille qu’il la marie. Madame Benoiton oublie son ombrelle, et l’auteur oublie les caractères pour ne songer qu’aux situations.

Ces personnages ne se définissent point ; ils sont flottants, à la surface de l’intrigue. Ils plient au gré des événements. Un trait indique un travers ; un tic marque un ridicule : plaisantes étiquettes sur des fioles vides. À mesure que les événements se précipitent, le trait s’épaissit, la caricature apparaît, et se noie dans les scènes pathétiques qui emportent tout cela parmi les sanglots. Au fond, tous ces hommes-là sont bons parce qu’ils font une belle fin ; dépouillés de la livrée du rôle, ils n’ont point de caractère, ils sont insignifiants. Et ils sont tous ainsi, avec des dehors plus ou moins sombres ou gais, mannequins articulés et flexibles maris, amants, commerçants, ganaches, villageois, et américains, factotums de vaudeville ou de drame, à la disposition de la fantaisie qui les enfanta et des situations qui s’en jouent.

Les hommes sont donc les jouets des péripéties. Les femmes en sont les victimes. M. Sardou a donné sa mesure d’observateur dans un jugement qu’il a porté sur la femme moderne et qui mérite de rester célèbre.

« Au risque de passer pour bien naïf, dit-il, j’avoue que j’ai la dévotion de la femme, et que mon estime pour elle s’accroît tous les jours. Dans cet abaissement trop sensible de l’esprit public, dans ce désarroi de notre intelligence sans clartés, et de notre raison sans boussole, je