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pensées de blaise pascal.

Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici ; et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, et aussi sottement[1], à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent ; et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point : vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il cherche l’amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche : un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion, et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.[2]

D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage[3]. L’homme, quelque plein de tristesse

  1. Pascal a-t-il cru sincèrement qu’il y avait nécessairement « sottise » en cela ?
  2. Ceci est emprunté aux Essais de Montaigne (Apol. de Sebonde), qui l’avait tiré lui-même de Sénèque, Lettre 21.
  3. Autre rédaction, abandonnée par Pascal : « Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est pas triste, et qu’on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner ; on vient de lui servir une balle, et il faut qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse ; comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne d’occuper cette grande âme, et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme, né pour connaître l’univers, pour juger de toutes choses, pour régir tout un État, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre. Et s’il ne s’abaisse à cela et [qu’il] veuille toujours être tendu, il n’en sera que plus sot, parce qu’il voudra s’élever au dessus de l’humanité, et il n’est qu’un homme, au bout du compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien. Il n’est ni ange ni bête, mais homme. Une seule pensée nous occupe, nous ne pouvons penser à deux choses à la fois. Dont bien nous prend selon le monde, non selon Dieu », c’est-à-dire, cela est un bonheur et un avantage selon le monde, mais non selon Dieu.