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Page:Pascal - Pensées, éd. Havet.djvu/110

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PASCAL. — PENSÉES.

l’affection est plus utile et l’aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent ; et ainsi ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.

Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes[1], parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion.

L’homme n’est donc que déguisement[2], que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut pas qu’on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle[3] dans son cœur.

  1. « N’en sont pas exemptes. » C’est ce que nous savons tous par la fable du Renard et du Corbeau, et surtout par l’expérience de la vie.
  2. « Que déguisement » C’est en lisant de pareils traits que Voltaire demandait à prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime. Non, l’homme n’est pas tout mensonge et tout hypocrisie, car ou bien les mots de franchise, de loyauté n’expriment rien, ou ils expriment des vertus humaines. L’homme n’est pas complétement vrai, comme il ne peut être complétement bon ; mais il l’est dans une certaine mesure.
  3. « Racine naturelle. » Le mot naturelle contient le nœud du raisonnement que Pascal a dans l’esprit. Sa conclusion est que la nature de l’homme est donc une nature viciée, et qu’on ne peut l’expliquer que par le péché originel.