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Page:Pascal - Pensées, éd. Havet.djvu/166

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PASCAL. — PENSÉES.
13.

Si l’homme était heureux[1], il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu.

Oui, mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? Non, car il vient d’ailleurs et de dehors[2] : et ainsi il est dépendant, et partant[3], sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables[4].

14.

L’extrême esprit[5] est accusé de folie, comme l’extrême défaut. Rien n’est bon que la médiocrité. C’est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s’en échappe[6] par quelque bout que ce soit. Je ne m’y obstinerai pas, je consens bien qu’on m’y mette[7], et me refuse d’être au bas bout, non pas parce qu’il est bas, mais parce qu’il est bout[8] ; car je refuserais de même qu’on me mit au haut. C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu : la grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir ; et tant s’en faut

  1. « Si l’homme était heureux. » En titre, Divertissement : voir tout l’article iv.
  2. « Et de dehors. » Mais la douleur vient de dehors aussi, comme le remarque fort bien Voltaire, et n’en est pas moins la douleur.
  3. « Et partant. » C’est-à-dire et par conséquent. Dans La Fontaine :

    Plus d’amour, parlant plus de joie.

  4. « Qui font les afflictions inévitables. » Qui font qu’elles sont inévitables.
  5. « L’extrême esprit. » En titre, Pyrrhonisme. Mont., Apol., p. 107 : « De quoy se faict la plus subtile folie, que de la plus subtile sagesse ? » etc. Et p. 218 : « La fin et le commencement de science se tiennent en pareille bestise. » Et enfin, p. 241 : « Tenez-vous dans la route commune ; il ne faict pas bon estre si subtil et si fin, » etc.
  6. « Et qui mord quiconque s’en échappe. » Cf. v, 19.
  7. « Je consens bien qu’on m’y mette. » Dans la médiocrité.
  8. « Parce qu’il est bout. » Cette expression familière est piquante, surtout en ce que l’écrivain trouve une raison dans le mot même ; le mot dit tout.