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DE PAUL-LOUIS COURIER.


et les dépouillent de sa parure", disait-il à son ami Chlewaki. Permis à vous, Monsieur, qui êtes accoutumé au langage naturel et noble de l’antiquité, de trouver ces expressions trop fleuries, ou même trop fardées ; mais je n’en sais point d’assez tristes pour vous peindre l’état de délabrement, de misère et d’opprobre où est tombée cette pauvre Rome que vous avez vue si pompeuse, et de laquelle à présent on détruit jusqu’aux ruines. On s’y rendait autrefois, comme vous savez, de tous les pays du monde. Combien d’étrangers qui n’y étaient venus que pour un hiver, y ont passé toute leur vie ! Maintenant il n’y reste plus que ceux qui n’ont pu fuir, ou qui, le poignard à la main, cherchent encore dans les haillons d’un peuple mourant de faim quelque pièce échappée à tant d’extorsions et de rapines...... Les monuments de Rome ne sont guère mieux traités que le peuple....... Je pleure encore un joli Hermès enfant, que j’avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d’une peau de lion, et portant sur son épaule une petite massue. C’était, comme vous voyez, un Cupidon dérobant les armes d’Hercule ; morceau d’un travail exquis, et grec, si je ne me trompe. Il n’en reste que la base, sur laquelle j’ai écrit avec un crayon : Lugete, Veneres, Cupidinesque, et les morceaux dispersés, qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s’ils avaient eu le malheur de vivre assez longtemps pour voir ce spectacle. Tout ce qui était aux Chartreux, à la Villa Albani, chez les Farnèse, les Honesti, au muséum Clémenti, au Capitole, est emporté, pillé, perdu ou vendu. Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican, ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir quelques dorures dont il était orné. Vénus de la Villa Borghèse a été blessée à la main par quelque descendant de Diomède, et l’Hermaphrodite, immane nefas ! a un pied brisé ....."

Qu’on juge de l’effet qu’eussent produit à Paris, en 1798, dans certains cercles où l’on se croyait la mission de rallumer parmi nous le flambeau demi-éteint de l’intelligence, beaucoup de passages de ce genre, expression si vive, si touchante et si gracieuse encore de ce qu’éprouvait dans un coin de l’Italie, confondu parmi les dévastateurs de cette infortunée patrie des arts, un jeune officier, amateur exquis de l’antiquité, savant inconnu, écrivain déjà parfait. Car ces premières lettres d’Italie ont toute la verve, toute l’originalité qu’on trouve dans les plus célèbres écrits de l’âge mûr de Courier. Elles sont avec cela d’un goût irréprochable : nulle affectation, nulle manière ne s’y fait sentir ; chacune d’elles est un petit chef-d’œuvre d’élégance et de pureté de langage, de convenance de ton, d’éloquence même, toutes les fois que la matière le comporte, comme lorsqu’elles peignent l’avilissement du caractère italien, et sondent si énergiquement, dix ans avant que personne y pensât, la plaie de notre révolution, l’esprit d’envahissement et de destruction , plus noblement appelé l’esprit militaire. Et cependant celui qui, dans sa droiture naturelle, jugeait si bien d’illustres pillages, sur lesquels la France n’a ouvert les yeux que lorsque, vaincue, on la paya de représailles, l’homme qui, seul peut-être dans nos armées, écrivait et pensait ainsi, était exposé chaque jour de sa vie à périr obscurément sous le poignard italien, victime privée de la haine qu’inspiraient les Français. Il y songeait à peine, disant gaiement que, pour voir l’Italie, il fallait bien se faire conquérant ; qu’on n’y pouvait avancer un pas sans une armée ; et que, puisqu’à la faveur de son harnais, il avait à souhait un pays admirable, l’antique, la nature, les ruines de Rome, les tombeaux de la grande Grèce, c’était le moins qu’il ne sût pas toujours où il serait ni s’il serait le lendemain. On ne saurait conter après lui les périlleuses rencontres auxquelles ses excursions d’antiquaire, bien plus que son service d’officier d’artillerie, l’exposèrent tant de fois parmi les montagnards du midi de l’Italie. Portant un sabre et des pistolets comme on porte un chapeau et une chemise, il était toujours à la découverte en curieux, point en héros. Facile à prendre et à désarmer, il se tirait d’affaire par sa présence d’esprit, son grand usage de la langue italienne, ou par le sacrifice d’une partie de son bagage ; et le lendemain il allait affronter les brigands sans plus de précaution, sans plus de crainte, surtout sans désirs de vengeance. Ces malheureux Calabrais lui paraissaient tout à fait dans leur droit quand ils nous assassinaient en embuscade, et il ne pouvait sans horreur les voir massacrer au nom du droit. Ce débonnaire et nonchalant mépris du danger était chose plus rare aux armées que la bouillante valeur qui emportait des redoutes. C’était une bravoure à part. Courier la portait dans l’esprit, non dans la sang ; et comme elle n’allait point sans quelque mélange d’insubordination, elle ne devait guère plus sûrement le mener au bâton de maréchal que le Pamphlet des pamphlets à l’Académie. Aussi n’avançait-il qu’en science, et n’était-il récompensé que par la science des dangers qu’il était venu chercher. Il aimait à raconter qu'un jour, les