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Page:Paul-Louis Courier - Oeuvres complètes - I.djvu/47

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tirer à mille exemplaires toute la conversation, à mesure que les acteurs parlent. La plume, de cette façon, ne servira presque plus, va devenir inutile. Une femme, dans son ménage, au lieu d’écrire le compte de son linge à laver, ou le journal de sa dépense, l’imprimera, dit-on, pour avoir plus tôt fait. Je vous laisse à penser, Monsieur, quel déluge va nous inonder, et ce que pourra la censure contre un pareil débordement. Mais on ajoute, et c’est le pis pour quiconque pense bien ou touche un traitement, que la combinaison de ces nouveaux caractères est si simple, si claire, si facile à concevoir, que l’homme le plus grossier apprend en une leçon à lire et à écrire. Le docteur en a fait publiquement l’expérience avec un succès effrayant, et un paysan qui, la veille, savait à peine compter ses doigts, après une instruction de huit à dix minutes, a composé et distribué aux assistants un petit discours, fort bien tourné, en bon allemand, commençant par ces mots : Despotès ho nomos ; c’est-à-dire, comme on me l’a traduit, la loi doit gouverner. Où en sommes-nous, grand Dieu ! qu’allons-nous devenir ! Heureusement l’autorité avertie a pris des mesures pour la sûreté de l’État : les ordres sont donnés ; toute la police de l’Allemagne est à la poursuite du docteur, avec un prix de cent mille florins à qui le livrera mort ou vif, et l’on attend à chaque moment la nouvelle de son arrestation. La chose n’est pas de peu d’importance ; une pareille invention, dans le siècle où nous sommes, venant à se répandre, c’en serait fait de toutes les bases de l’ordre social ; il n’y aurait plus rien de caché pour le public. Adieu les ressorts de la politique : intrigues, complots, notes secrètes ; plus d’hypocrisie qui ne fût bientôt démasquée, d’imposture qui ne fût démentie. Comment gouverner après cela ?

LETTRE X.

Véretz, 10 avril 1820.

Je trouve comme vous, Monsieur, que nos orateurs ont fait merveille pour la liberté de la presse. Rien ne se peut imaginer de plus fort ni de mieux pensé que ce qu’ils ont dit à ce sujet, et leur éloquence me ravit, en même temps que sur bien des choses j’admire leur peu de finesse. L’un, aux ministres qui se plaignent de la licence des écrits, répond que la famille royale ne fut jamais si respectée, qu’on n’imprime rien contre le roi. En bonne foi, il faut être un peu de son département pour croire qu’il s’agit du roi, lorsqu’on crie vengez le roi. Ainsi ce bonhomme, au théâtre, voyant représenter le Tartufe, disait : Pourquoi donc les dévots haïssent-ils tant cette pièce ? il n’y a rien contre la religion. L’autre, non moins naïf, s’étonne, trouve que partout tout est tranquille, et demande de quoi on s’inquiète. Celui-là, certes, n’a point de place, et ne va pas chez les ministres ; car il y verrait que le monde (le monde, comme vous savez, ce sont les gens à places), bien loin d’être tranquille, est au contraire fort troublé par l’appréhension du plus grand de tous les désastres, la diminution du budget, dont le monde en effet est menacé, si le gouvernement n’y apporte remède. C’est à éloigner ce fléau que tendent ses soins paternels, bénis de Dieu jusqu’à ce jour. Car, depuis cinq ou six cents ans, le budget, si ce n’est à quelques époques de Louis XII et de Henri IV, a continuellement augmenté, en raison composée, disent les géomètres, de l’avidité des gens de cour et de la patience des peuples.

Mais de tous ceux qui ont parlé dans cette occasion, le plus amusant, c’est M. Benjamin Constant, qui va dire aux ministres : Quoi ! point de journaux libres ! point de papiers publics (ceux que vous censurez sont à vous seuls) ! Comment saurez-vous ce qui se passe ? Vos agents vous tromperont, se moqueront de vous, vous feront faire mille sottises, comme ils faisaient avant que la presse fût libre. Témoin l’affaire de Lyon. Car, qu’était-ce, en deux mots ? On vous mande qu’il y a là une conspiration. Eh bien ! qu’on coupe les têtes, répondîtes-vous d’abord, bonnement. L’ordre part ; et puis, par réflexion, vous envoyez quelqu’un savoir un peu ce que c’est. Le moindre journal libre vous l’eût appris à temps, bien mieux qu’un maréchal et à bien moins de frais. Que sûtes-vous par le rapport de votre envoyé ? peu de chose. À la fin, on imprime, tout devient public, et il se trouve qu’il n’y a point eu de conspiration. Cependant les têtes étaient coupées. Voilà un furieux pas de clerc, une bévue qui coûte cher, et que la liberté des journaux vous eût certainement épargnée. De pareilles âneries font grand tort, et voilà ce que c’est que d’enchaîner la presse.

Là-dessus, dit-on, le ministère eut peine à se tenir de rire ; et M. Pasquier, le lendemain, s’égaya aux dépens de l’honorable membre, non sans cause. Car on pouvait dire à M. Benjamin Constant : Oui, les têtes sont à bas, mais monseigneur est duc ; il n’en faut plus qu’autant, le voilà prince de plein droit. Les bévues des ministres coûtent cher, il est vrai, mais non pas aux ministres. Mieux vaut tuer un marquis, disent les