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Page:Paul-Louis Courier - Oeuvres complètes - I.djvu/53

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dans les autres capitales, où tour à tour me conduisirent les chances de la guerre et l’étude des arts, et où j’ai résidé plus longtemps qu’à Paris, sans perdre pour cela mon domicile au lieu de mon unique établissement dans le département d’Indre-et-Loire.

Certes, quand je bivouaquais sur les bords du Danube, mon domicile n’était pas là. Quand je retrouvais, dans la poussière des bibliothèques d’Italie, les chefs-d’œuvre perdus de l’antiquité grecque, je n’étais pas à demeure dans ces bibliothèques. Et depuis, lorsque seul, au temps de 1815, je rompis le silence de la France opprimée, j’étais bien à Paris, mais non domicilié. Mon domicile était à Luynes, dans le pays malheureux alors dont j’osai prendre la défense.

Si je me présentais pour voter à Paris, où on me dit domicilié, le préfet de Paris, sans doute aussi scrupuleux que celui-ci, ne manquerait pas de me dire : Vous êtes Tourangeau, allez voter à Tours, vous n’avez point ici de domicile élu, votre établissement est à Luynes. Et si je contestais, il me présenterait une pièce imprimée, signée de moi, connue de tout le monde à Paris. C’est la pétition que j’adressai en 1816 aux deux Chambres, en faveur de la commune de Luynes, et qui commence par ces mots : Je suis Tourangeau, j’habite Luynes. Vous voyez bien, me dirait-il, que quand vous parliez de la sorte pour les habitants de Luynes, persécutés alors et traités en ennemis par les autorités de ce temps, vous vous regardiez comme ayant parmi eux votre domicile. Montrez-moi que depuis vous avez transporté ce domicile à Paris, et je vous y laisse voter. Le préfet de Paris, me tenant ce langage, aurait quelque raison ; les ministres l’approuveraient indubitablement, et le public ne pourrait le blâmer. Mais ici le cas est différent, j’en ai donné ci-dessus la preuve, et n’ai pas besoin d’y revenir ; j’y ajouterai seulement que, pour m’ôter mon domicile et le droit de voter dans ce département où est mon manoir paternel, il faudrait me prouver que j’ai fait élection de domicile ailleurs, et non le dire simplement ; au lieu que ma négative suffit quand on n’y oppose aucune preuve ; et ce n’est pas à moi de prouver cette négative, ce qui ne se peut humainement ; c’est à ceux qui veulent m’ôter l’usage de mon droit de faire voir que je l’ai perdu, sans quoi mon droit subsiste, et ne peut m’être enlevé par la seule parole du préfet.

Un mot encore là-dessus, Messieurs. Je prouve mon domicile ici, non-seulement par le fait de mon établissement héréditaire à Luynes, mais par une infinité d’actes, de citations, de jugements, acquisitions et ventes de propriétés foncières faites en différents temps par moi, dans ce département. Il faudrait, pour détruire ces preuves, m’opposer un acte formel d’élection de domicile ailleurs. Ce sont là des choses connues de tout le monde et de moi-même, qui ne sais rien en pareille matière.

Vous êtes bien surpris, Messieurs ; ceux d’entre vous qui ont pu voir et connaître, dans ce pays, mon père, ma mère et mon grand-père, et qui m’ont vu leur succéder ; qui savent que non-seulement j’ai conservé les biens de mon père dans ce département, mais qu’ailleurs je ne possède rien, et ne puis être chez moi qu’ici, dans la maison de mon père, à Luynes, où je n’ai jamais cessé d’avoir, je ne dis pas mon principal, mais mon unique établissement, connu de tous ceux qui me connaissent ; les personnes qui savent tout cela penseront que ce qui m’arrive a quelque chose d’extraordinaire, et ne concevront sûrement pas qu’on puisse nier, parlant à vous, mon domicile parmi vous ; car autant vaudrait, moi présent, nier mon existence. Oui, de pareilles chicanes sont extraordinaires. Cela est nouveau, surprenant, et je pardonne à ceux qui refusent d’y ajouter foi, l’ayant seulement entendu dire. Voici cependant une chose encore plus, dirai-je incroyable ? non ! plus bizarre, plus singulière.

Quand je serais domicilié (comme il est clair que je ne le suis pas, puisque le maire l’assure au préfet), quand même je serais domicilié dans ce département, payant 1300 francs d’impôts, cela ne suffirait pas encore, il me faudrait, pour exercer mes droits d’électeur, prouver à M. le préfet, et le convaincre, qui plus est, que je n’ai voté nulle part ailleurs, nulle part depuis quatre ans. Entendez bien ceci, Messieurs ; je vais le répéter. Pour qu’on me laisse user de mes droits de citoyen dans ce département, il faut que je fasse voir clairement au préfet, par des documents positifs, par des preuves irrécusables, que je n’ai pas voté comme électeur à Lyon, que je n’ai pas voté à Rouen, point voté à Bordeaux, ni à Nantes, ni à Lille, ni… ; mais prenez la liste de tous les départements, c’est celle des preuves de non vote et de non exercice de mes droits que je dois fournir au préfet ; sans compter que, quand j’aurai prouvé que je n’ai point voté cette année, il me faudra faire la même preuve pour l’an passé, pour l’autre année, enfin pour toutes les années, tous les chefs-lieux de départements où j’ai pu voter depuis qu’on vote. Comprenez-vous maintenant,