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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/131

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INQUIÉTUDE D’ESPRIT ET DE CŒUR

à la main, et, s’étant ainsi servi tout seul, il reportait à un troisième petit comptoir, celui de la vaisselle, cette assiette une fois vide. Le temps de vaquer à cette opération, et l’accès d’impatience de Jean avait cessé. Il en ressentit même un petit remords, lorsque, assis en face de son camarade, il vit que la physionomie de celui-ci, de froide qu’elle avait pu lui paraître d’abord, était maintenant contractée. Un pli de mécontentement se creusait sur son front, entre ses sourcils noirs qui se rejoignaient presque au-dessus du nez busqué. La manière dont ses doigts maigres, un peu noués aux phalanges, pétrissaient la mie arrachée à son pain témoignait que sa nervosité était au moins égale à celle de l’autre. Il y eut entre eux un silence, puis, tout d’un coup, Crémieu-Dax regarda Jean Monneron bien en face, avec la fixité impérative de quelqu’un qui veut terminer une équivoque, et, à mi-voix, pour que personne parmi les quelque vingt clients qui mangeaient dans le restaurant ne put entendre leur conversation :

— « Je sais pourquoi tu es venu ce soir, Monneron… » commença-t-il. « Voilà longtemps que je prévoyais la chose… »

— « Quelle chose ?… » répondit Jean. Un flot de sang empourpra son visage. Il lui eût été insupportable que son ami eût deviné le secret de son amour pour Brigitte Ferrand ! Cette seule impression lui prouvait trop combien lui et Salomon étaient séparés. Autrefois, et pour les moin-