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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/202

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L’ÉTAPE

blantes soient-elles. M. Berthier n’a pas voulu aller au Crédit départemental demander des renseignements sur ce Montboron. C’est une question de boutique. Il a peur de nuire à son Grand Comptoir. J’irai, moi, j’y conduirai Antoine. Ces gens verront bien que ce n’est pas lui. Car enfin, as-tu entendu parler d’un crime sans précédents et sans motifs ? De précédents, il n’y en a pas, et de motifs, en conçois-tu, réponds, toi qui as été élevé avec lui, comme lui ?… » Combien de temps aurait duré ce monologue, par lequel ce père à l’agonie trompait la fièvre de cette mortelle veillée, à la lueur de la lampe qui, si souvent, l’avait vu se courber sur la table durant de longues soirées, et relever consciencieusement les solécismes ou les contresens dans les copies de ses élèves, — parmi ses livres, auxquels il avait tant de fois demandé l’oubli de la vie, de sa vie, — devant ce fils où il s’était complu à retrouver ses goûts et ses idées, et qui, maintenant, ne pouvait plus qu’incliner la tête en signe d’un assentiment dont sa bouche n’osait pas formuler l’expression ?… Un bruit que l’un et l’autre perçut avec le même serrement angoissé du cœur les immobilisa soudain en face l’un de l’autre, silencieux, et pâles d’émotion. Une porte venait de s’ouvrir, celle de l’entrée. Un pas s’avançait dans le couloir, celui d’Antoine, un peu hésitant, à cause de l’obscurité, et aussi parce qu’il n’avait pas dîné, lui, au restaurant de tempérance fondé par Crémieu-Dax. Il fredonnait à mi-voix, sur un air de