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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/254

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L’ÉTAPE

arrivée à travers la fenêtre demeurée ouverte, elle écouta d’une attention toute machinale et regarda sa montre :

— « Neuf heures et demie,  » se dit-elle, « le temps passe, et je ne trouve rien. Si j’allais parler à mon père, cependant ? Antoine avait raison. Son ami Barantin lui prêterait certainement cinq mille francs. Il faudrait les rendre. Il aurait à travailler pour cela, encore davantage !… Ah ! qu’il travaille et que nous ne devions pas cet argent à Rumesnil ! C’est lui notre père, après tout, et il est responsable de ce qui arrive… » Elle ne se fut pas plutôt formulé mentalement cette phrase que sa conscience en perçut, avec une acuité affreuse, l’injuste cruauté. Était-ce vraiment la faute du fonctionnaire gêné s’il avait transmis à ses enfants une certaine sorte d’âme, sans leur donner en même temps les conditions où cette âme eût pu se développer, saine et heureuse ? Les avait-il eues lui-même, ces conditions ? Dans leur première jeunesse, que de fois, elle et Jean, alors qu’ils étaient en intimité, avaient discuté ainsi sur le caractère de leurs parents et toujours pour aboutir à ce reproche et à cette absolution ; leur père avait mis toute sa famille dans des circonstances bien défavorables, et ce n’était pas sa faute. « Il a toujours fait ce qu’il a pu. Il ne sait pas… » Cette parole de Jean revint à la mémoire de Julie et lui rendit présente l’image de ce frère, si différent de l’autre. Elle s’en était éloignée, à cause de cette différence même, parce