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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/314

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L’ÉTAPE

visites. Ou son sentiment était sérieux, et il demanderait la main de la jeune fille. Ce raisonnement simpliste, et, à ce point de vue, bien « Monneron », n’excluait qu’une hypothèse, la seule vraie : que la jeune fille fût la maîtresse du jeune homme. L’imagination de Jean était encore trop tendre et trop pure pour s’arrêter à une idée qui enveloppait des visions trop cruellement salissantes. Durant cette soirée, où leur chimérique père zébrait d’annotations les copies de ses élèves en énonçant ses axiomes optimistes, — où leur injuste et incapable mère tirait indolemment l’aiguille de sa tapisserie, — où le cynique Antoine et le regrettable Gaspard maniaient à tour de rôle les deux jeux de cartes graisseuses, Jean regardait sa sœur à la dérobée, et il se livrait à son égard à ce travail d’analyse qu’il avait essayé si souvent, jamais avec cette lucidité. Elle lui était transparente, jusqu’à ce dernier repli obscur et trouble de son âme, qui lui réservait une si tragique surprise, pour plus tard. En ce moment, il déchiffrait d’abord, sur ce mince visage fermé, la misère morale que ce pauvre être lui avait criée cet après-midi, avec un tel accent de rancune ! Contre quoi ? Mais contre cela, contre cette famille ici présente ; contre les éléments de maladie épars dans l’atmosphère de ce foyer, dont les pierres avaient été systématiquement posées à faux. Visiblement, et d’après les lignes mêmes de ce visage, la jeune fille était une nature mixte, avec des tendances intellectuelles héritées de son père, et d’autres, toutes bru-