Aller au contenu

Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/380

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
368
L’ÉTAPE

— « J’ai cru que je t’avais mal compris hier. C’est donc vrai que tu veux que cet enfant ne naisse pas ? »

— « Je veux d’abord savoir si tu ne t’es pas trompée dans tes craintes, » répliqua-t-il.

— « Et si je ne me suis pas trompée ?… »

— « Tu te seras trompée, » dit-il avec le même singulier regard et la même intonation de voix, impérative et câline, qu’il avait eu sur le seuil de la rue d’Estrées. L’infortunée frémit jusqu’au plus intime de sa chair, et, lui saisissant le bras tout à coup, comme s’ils eussent été en tête à tête et non pas dans la rue, à cinquante mètres de la maison paternelle, sous les yeux du cocher qui promenait au pas l’attelage, elle l’interrogea :

— « Tu veux que je me fasse avorter ?… Mais aie donc le courage de me le dire en face. Et ose ensuite ajouter que tu m’aimes, que tu feras de moi ta femme un jour, que tu me donneras ton nom !… »

— « Tu ne m’as pas bien compris, » répondit Rumesnil. L’éclat des yeux de Julie, ses pommettes détachées en rouge sur ses joues pâles, l’âpreté de son accent, la brutalité des termes dont elle s’était servie, l’énergie de son étreinte, tout attestait une colère qui inquiéta le jeune homme. Il avait appréhendé un débat. Il n’avait pas cru à cette violence d’indignation. Il essaya de s’y dérober, en affectant ce ton mi-railleur, mi-sentimental qui seyait si bien à son profil, digne du dix-huitième siècle et des patriciens