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LE PÈRE ET LE FILS

vail comme leur père… Et ils sortaient d’ici pour aller, lui, manger l’argent du vol, sous un faux nom ! — et quel faux nom, avec une drôlesse, et elle, dans un bouge, auprès d’un amant que nous recevions comme un de tes amis, à qui je serrais la main devant elle, que ta mère accueillait. Je n’avais rien dans la vie, rien que ma femme et que mes enfants. J’en ai perdu deux, et comment ! J’aimerais mieux les savoir sous terre… Ah ! mon fils, mon cher fils, je suis trop, trop malheureux !… » Il tordit ses bras une minute, enjoignant ses vieilles mains d’honnête homme, désespérément ; puis, le stoïcien qu’il y avait en lui eut honte de cette faiblesse. Son visage creusé se tendit tout d’un coup dans une expression de farouche énergie, et il dit : « Je les ai perdus. Soit. Vous me restez, toi et Gaspard, je vivrai pour vous deux, » puis, sans se douter des souvenirs que ce mot éveillait chez celui auquel il l’adressait : « Vous serez mes consolateurs… » Et le pli professoral est si fort, qu’à cette seconde d’une tension presque surhumaine pour se reprendre et ne pas donner à son fils le spectacle de sa faiblesse, le vieux lettré ramassa sa résolution de ne pas se plaindre dans deux mots empruntés à un auteur ancien, qu’il cita sans plus gémir et presque à voix basse : « Δουλεία στενόντων… »

Cet « esclavage de ceux qui gémissent », que l’universitaire condamnait en lui-même avec cette formule prise à un disciple de Zénon, Jean non plus ne s’y était pas abandonné, en écoutant