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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/497

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BRIGITTE FERRAND

— « Je sais qu’il aime quelqu’un, » reprit-elle.

— « Et qui ? » interrogea le père.

— « Brigitte Ferrand, » répondit Julie, après une hésitation.

— « Brigitte Ferrand ?… » répéta Joseph Monneron. L’accent dont il avait prononcé le nom de la fille de son ancien camarade trahissait un saisissement si fort que Julie n’ajouta pas un mot. Le père se taisait aussi. De toutes les déchirures qui venaient de lacérer le voile d’illusions où il s’enveloppait depuis des années, celui-ci était peut-être le plus inattendu, et, par certains points, le plus douloureux. Et il contemplait mentalement ce dernier lambeau avec cette espèce d’épouvante qu’un de ses chers anciens, le passionné et tendre Virgile, a ramassée dans un de ces rejets dont il aimait à souligner la beauté devant ses rhétoriciens émerveillés. C’est le vers des Géorgiques, où Orphée se retourne pour voir Eurydice :

Immemor, heu ! victusque animi respexit. Ibî omnis
Effusus labor…

Qu’elle eût été à sa place à cette minute, cette citation, si le chef de famille qui voyait, lui aussi, « le cœur vaincu… tout son effort perdu, répandu, jonchant le sol, » avait eu encore la force d’emprunter, comme d’habitude, au génie antique la formule de ses sentiments ! Il avait pu, tout à l’heure, et lorsque Jean lui avait énoncé des idées visiblement prises à l’auteur de la Science et