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FIANÇAILLES

elle en avait l’habitude dans sa vie uniformément réglée, son anxiété de la veille se retrouva la même, avec cette différence pourtant qu’un nouveau projet commençait de poindre dans sa pensée… Nouveau ? Non. Souvent déjà, lorsque les rencontres avec Méjan dans les rues du Quartier Latin se faisaient trop fréquentes, et que le suborneur la regardait comme s’il allait lui parler, elle avait entrevu une voie possible pour échapper à cette obsession de son passé : partir, quitter Paris, changer d’Université. Son orgueil l’avait toujours retenue. C’était à Méjan de rougir devant elle et de l’éviter. Aujourd’hui, il s’agissait bien d’une lutte d’amour-propre avec le misérable ! Il s’agissait de savoir si la chère intimité de cette dernière année sombrerait dans une liaison qui, à ses yeux, — et aux yeux de Lucien, hélas ! — serait la seconde, avec tout ce qu’une semblable déchéance comporte de dégradant, ou bien si elle conserverait dans le souvenir du jeune homme cette place d’estime à laquelle elle avait encore droit. Partir ainsi, après avoir, durant toute cette intimité, maintenu leurs relations dans cette haute atmosphère, quelle plus indiscutable preuve pouvait-elle donner de sa sincérité ? Lucien serait bien obligé de se dire qu’elle n’était pas une fille galante qui prend un amant après un autre. Il avait vu qu’elle l’aimait. Il comprendrait qu’elle n’avait pas voulu être sa maîtresse précisément parce qu’elle l’aimait… À ébaucher de la sorte, en imagination, ce roman de sa fuite loin de cet homme qu’elle adorait, sa souffrance de la veille se détendait dans l’anéantissement des suprêmes sacrifices. Peu à peu, le projet se faisait plus précis, des noms se prononçaient