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SILENCES

— « Nos difficultés avec Lucien… M. Euvrard les ignorait absolument, comme moi-même. C’est en sortant de chez lui que je t’ai retrouvé ici et que tu me les as apprises. Je n’avais donc pas pu l’avertir. Toute ma vie je l’entendrai me les prédire… Quand tu m’as raconté ta scène avec ce malheureux enfant, j’ai frissonné. Le Père Euvrard venait de me l’annoncer… Tu t’imagines que je rêve ?… Des pères et des mères jugés et condamnés par leur fils… des heurts meurtriers entre le beau-père et le beau-fils… des luttes horribles entre les anciens époux autour du mariage de leur enfant… Ce sont ses mots. Je les ai tous dans ma mémoire. Il m’énumérait les catastrophes dont il a vu frappés des ménages comme le nôtre. C’était notre histoire qu’il me racontait. Réponds. Tout à l’heure, est-ce que Lucien ne nous jugeait pas ? Est-ce qu’il ne nous condamnait pas ? Est-ce que vous n’avez pas échangé l’un avec l’autre des paroles qui étaient des coups de couteau ? Elles m’entraient dans le cœur, en me le déchirant. Est-ce que Lucien ne t’a pas dit qu’il n’avait besoin légalement, pour se marier, que d’un consentement, celui de son père ? Et, s’il est allé le demander en nous quittant, qu’aurai-je à faire, sinon à recommencer la lutte avec M. de Chambault ? Quelle lutte ! Comme elle va m’être cruelle, et tout sera réalisé des paroles de ce prêtre, toutes les menaces, tous les châtiments !… »

— « Et tu ne veux pas que je pense que tu es malade ?… » dit Albert, en lui prenant la main. Il l’attira d’un geste enveloppant et protecteur auquel elle ne résista pas. — « Mais c’est à moi d’avoir de la force pour toi et de te guérir. Je te le répète, raisonne un peu. Je ne discute ni la