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UN DIVORCE

avait fait l’offre au Père Euvrard : « D’ici là, tout en demeurant sous son toit, je vivrai auprès de lui comme une sœur auprès de son frère… »

Cette impression accablante de la solitude dans le tête-à-tête, de l’infranchissable séparation, quand on est si voisin de corps et de cœur, est de celles qui augmentent par la durée, au lieu de s’user. À deux époux qui ont laissé s’établir entre eux un de ces silences douloureux, il sera plus difficile de se parler demain qu’aujourd’hui, après-demain que demain. De se revoir après s’être quittés sur un mutisme si chargé de pensées avive chez eux l’angoisse de sensibilité qui les a fait, la veille, se taire et se torturer par ce supplice de la présence absente. C’est ainsi qu’en se retrouvant au lendemain de cette soirée où ils s’étaient sentis comme paralysés vis-à-vis l’un de l’autre, Gabrielle et Albert comprirent au premier regard que cette gêne du soir précédent allait continuer. Elle avait toujours, elle, dans l’arrière-fond de ses yeux cette flamme d’anxiété dont il savait maintenant la cause. Il avait toujours, lui, dans ses prunelles, sur son front, autour de sa bouche, cette tristesse navrée et indulgente, reproche muet plus poignant qu’une plainte. Leur habitude, à laquelle ils se conformèrent ce matin encore, était de prendre le déjeuner de huit heures dans la chambre de Mme Darras. Elle restait couchée, avec un plateau à pieds posé devant elle, ses beaux cheveux roulés dans une grosse natte, toute gracieuse dans sa veste de lit à dentelles et à rubans, et elle racontait indéfiniment ses projets, petits ou grands, à son mari, pour qui la femme de chambre préparait une petite