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UN BEAU-PÈRE

tout entière, et qu’il me suffise, comme si longtemps. Je le veux… »

Elle ne s’était pas plus tôt prononcé ces paroles de fermeté qu’une impression, produite par un détail de l’ordre le plus humble, lui prouva combien elle était peu capable de fixer sa sensibilité malade dans une résolution stable. Il lui suffit, la porte à peine ouverte et sitôt entrée dans le vestibule, d’apercevoir le chapeau, le pardessus et les gants de son mari, rangés sur la table avec le soin méticuleux que Darras apportait à ses moindres actions. Il était sorti à une heure, après avoir déjeuné avec elle, il se rendait à son bureau, d’où il ne partait jamais avant cinq heures. Or, il en était trois et demie. À travers le tumulte de ses pensées contradictoires, Gabrielle n’avait pas prévu cela : elle allait se retrouver en face d’Albert, encore vibrante d’émotions qu’elle devait à tout prix lui cacher, et sans avoir eu le temps de se reprendre vraiment. Elle ne songea pas à se demander la cause de cette rentrée inattendue. L’idée que, dans une minute peut-être, elle rencontrerait son regard, qu’elle subirait ses questions sur l’emploi de cette première partie de l’après-midi, la bouleversa au point que sa voix tremblait un peu, pour questionner le domestique :

— « Il y a longtemps que monsieur est là ?… »

— « Dix minutes, madame, » répondit cet homme.

— « S’il m’avait vue sortir de la rue Servandoni, tout de même ?… » se dit-elle. « S’il m’avait abordée et interrogée, qu’aurais-je pu répondre ? Que vais-je répondre, quand il verra mon trouble ? S’il s’en aperçoit, comment le lui expliquer, sans éveiller sa