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COCARDASSE ET PASSEPOIL

venait jamais mettre le holà et où le jeu, l’amour et le crime étaient libres de toute entrave.

Au Trou-Punais, les enjeux étaient moins forts, mais une bonne partie passait dans les poches de l’hôtelière qui s’imposait toujours comme partenaire et avait organisé à sa façon la cagnotte. Les joueurs l’accusaient bien d’avoir le mauvais œil et de porter la guigne à ses adversaires ; ils n’en devaient pas moins la subir. Quand elle avait gagné, elle avait une façon si agréable de remercier les vaincus par une caresse que c’étaient eux encore qui lui étaient redevables.

Cocardasse à moitié ivre de vin de Vauvert, et Passepoil d’amour pour la patronne, étaient gens faciles à gruger.

Toutefois, la Paillarde était d’avis qu’il ne faut pas manger son bien en herbe et que, si elle les dévalisait, ils ne reviendraient plus.

Yves de Jugan et Raphaël Pinto, pour leur compte, prétendaient amadouer assez les prévôts pour les faire rester là jusqu’à la nuit ou les décider à revenir le lendemain.

De concert avec Gauthier Gendry et la Baleine, qui se tiendraient à distance, on reconduirait ces bons amis Cocardasse et Passepoil sur le chemin de Paris, pour qu’ils ne fissent pas de mauvaise rencontre. Ce serait d’ailleurs tout un plan à combiner avec l’ancien caporal aux gardes pour le soir où l’occasion serait propice.

Tout le monde ayant donc intérêt à ménager ce jour-là les deux compagnons, le jeu fut à peu près ce qu’il devait être. Ils n’eurent donc à débourser que quelques écus, tant pour leur perte que pour ce qu’ils avaient bu.

Chaque fois que la Paillarde se levait de table, Yves de Jugan poussait Passepoil du genou et lui glissait quelques mots à l’oreille :

— On ne sait pas ce que les femmes ont dans la tête, monsieur Passepoil ; en voilà une qui a résisté à toutes nos avances, à mon camarade et à moi…

— Et pourtant vous êtes jeunes, répondit le Normand non sans une certaine fatuité.

— C’est vrai ; jeunes et pas trop mal tournés. Cependant, elle n’a d’yeux que pour vous.

Cocardasse approuvait, disant :

— L’amour, il a le bandeau.

Pinto reprenait à son tour :

— Oui, mais il n’y a rien à faire de jour, monsieur Passepoil. Venez ce soir ou demain, un peu avant qu’on mette les barres, et le diable m’emporte si vous n’êtes pas le plus heureux des mortels.

Cependant, si féru que fût le Normand de cette passion nouvelle, il n’oubliait pas la promesse faite à Chaverny de rentrer au coucher du soleil. Il se leva don et fit signe à Cocardasse de le suivre.

— Holà, mes gentilshommes, vous voilà bien pressés, s’écria la Paillarde. Je viens justement de mettre à la broche un chapon à votre intention et j’entends que vous ne nous quittiez pas avant minuit.

— Vivadiou ! s’écria le Gascon, l’invitation elle est aimable, la compagnie aussi ; mais nous soupons ce soir chez une princesse et nous avons donné notre parole de n’y pas manquer.

En disant ces mots, il arrondit le bras et salua d’un geste théâtral en balayant le sol des plumes neuves de son feutre.