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COCARDASSE ET PASSEPOIL

trier de mon père. Eh bien !… cette femme me déplaît, comme si en elle, il y avait quelque chose de lui. C’est là sans doute une chose insensée : pourtant c’est ainsi. Quand Flor vient m’embrasser, quand nous nous pressons poitrine contre poitrine je sens qu’entre mon cœur et le sien il n’y a qu’une imperceptible enveloppe et qu’ils se touchent, qu’ils se parlent, qu’ils se comprennent. Quand Jacinta même s’approche de moi, me prodigue des soins, j’ai l’intuition que son dévouement est entier, que d’elle à moi il y a un lien d’attachement absolu, de moi à elle un autre lien de confiance et d’affection.

« Je ne ressens rien de cela pour Liane — c’est le petit nom de Mme  Longpré. — Elle m’embrasse tantôt avec emportement, tantôt avec froideur ; sa voix me fatigue et le son m’en parvient comme si l’on faisait parler un mannequin. Quand ma pensée m’emporte vers toi, vers ce que tu fais, que je cherche le lieu où tu peux être en me remémorant nos longues et douloureuses pérégrinations en Catalogne, elle me ramène par le récit d’un bal à la cour, d’une folie du Régent ou la description d’une toilette.

« Flor ne comprend rien à ce sentiment que notre amie m’inspire et qui est presque de l’antipathie. Je m’en suis ouverte à elle ; point par point, elle m’a démontré la peine que prenait cette dame pour me plaire, avec quelle chaleur elle parle de toi et du marquis, combien souvent elle renonce à des distractions qui l’attendent pour venir égayer notre solitude.

« J’essaie alors de me faire une raison, d’attribuer mes préventions à ma santé, à mes préoccupations, à l’incertitude de ne savoir rien de toi. Je me promets alors de l’accueillir avec plus d’empressement et quand elle parait c’est fini. La chaleur même de ses démonstrations me glace. »

Enfin, deux jours plus tard, elle traçait ces lignes :

« Je me défie presque de Liane, Flor n’est pas loin d’avoir la même opinion. Cela repose sur des riens, un jeu de physionomie, peut-être l’état de ses nerfs ou une contrariété qu’elle n’a pas à nous dire ?… Flor et moi avons surpris un regard qui m’était destiné et dans lequel il nous a semblé voir passer comme une lueur d’acier.

« Est-elle sincère ?… Est-elle fausse ?… Mon pauvre Henri ! combien je voudrais que tu sois ici pour me dire si tous ces doutes ne sont pas le résultat de mon imagination surchauffée, ou s’il faut chasser cette femme.

« Je n’ose pas en parler à ma mère auprès de qui elle est plus empressée encore qu’envers moi-même. Flor en a dit un mot à Chaverny et celui-ci a répondu par des louanges, alléguant que de notre ciel trop sombre il ne fallait pas éloigner les papillons bleus.

« Aujourd’hui elle nous a questionnées sur Gonzague. Elle avait un air indifférent pour nous demander si nous savions ce qu’il est devenu et nous avons deviné qu’elle tenait beaucoup à le savoir…

« Que lui importe ?

« Ai-je raison ? ai-je tort ?… Mais qui me délivrera de ce cauchemar ? »

Oui, certes, la baronne de Longpré avait intérêt à savoir où était Gonzague et Gonzague à savoir où elle était elle-même. Il venait de se souvenir d’elle au bon moment et pensait à déjà s’en servir.