Page:Paul Féval fils-Cocardasse et Passepoil, 1922.djvu/177

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
177
LE SERMENT DE LAGARDÈRE

Assez maladroitement pour ne point paraître indiscrète, elle questionna son voisin sur son pays, ses affaires, sa situation. Elle tâta ses fourrures, voulant les estimer à leur prix approximatif, s’extasia sur les agraphes, sur les bagues qui scintillaient aux doigts et seulement alors, cet examen lui ayant paru concluant, elle commença le grand jeu des œillades, des genoux qui se touchent, des mains qui se rencontrent comme par hasard.

Elle ne croyait guère, cette pauvre Nivelle, être une si vieille connaissance pour ceux en faveur de qui elle déployait ses artifices. Qu’étaient ses petites roueries de femme à côté de celles des deux plus grands roués de l’époque ?

Gonzague restait froid comme marbre, malgré les agaceries de sa voisine ; et si Peyrolles n’eût soutenu la conversation, on eût manqué de gaieté à leur table.

Toutefois, l’intendant n’avait pas favorisé les projets de Nivelle sans un but déterminé. Il ne s’expliquait d’aucune façon les relations des prévôts avec ces demoiselles de l’Opéra et, cette explication, il lui fallait l’avoir.

La chose était facile en somme, et il ne se fit aucun scrupule d’aller droit au fait en disant soudain :

— Je n’ai pas l’honneur de connaître vos cavaliers, mesdames, cependant, si j’ose vous parler net, je vous dirai que leurs mérites ne me semblent pas en proportion avec votre beauté à toutes.

— L’habit ne fait pas toujours le moine, riposta la Nivelle. Ceux que vous voyez-là ne paient peut-être pas de mine, ce sont pourtant des gentilshommes de province et qui plus est de très crânes chevaliers.

— Je comprends alors votre intérêt à leur égard. La bravoure est une vertu goûtée des femmes.

— Quand surtout elle s’est exercée à leur endroit, opina Dorbigny.

— Oui, appuya Nivelle ; sans ces messieurs, nous eussions passés jadis un très méchant quart d’heure et nous leur devons toutes au moins de la reconnaissance.

Et comme les yeux de son glacial voisin, s’animant enfin, se fixaient sur les siens en manière d’interrogation, elle raconta tout au long l’histoire, en omettant toutefois de dire ce qui s’était passé au retour à Paris. Alors le visage de Gonzague s’éclaira d’une lueur de satisfaction. Il ne pensait pas avoir à craindre quelque chose des danseuses, cervelles sans consistance et incapables d’une action suivie, mais il préférait que leurs relations avec les prévôts n’eussent rien à voir avec ce qui concernait Lagardère.

— Messieurs, dit-il en se levant, on vient de nous raconter votre belle action. Nous nous en voudrions de retourner dans notre pays sans avoir serré la main à deux héros. Donnez-moi vos noms, que je les inscrive sur mes tablettes, et je vous engage ma parole qu’ils seront bientôt célèbres en Hollande…

— As pas pur, mon bon !… répondit le Gascon debout, en frisant sa moustache, ils y sont déjà connus… Cocardasse Junior et frère Amable Passepoil, maîtres es armes, prévôts de Paris, champions de toute la terre et de plus loin sans plus ! Enfin, ex-cavaliers à Royal-Lagardère !… Hé donc !

À cette dernière qualité, les faux marchands d’Amsterdam plissèrent le front : elle leur rappelait de durs souvenirs !

Les prévôts serrèrent les mains qui leur étaient tendues, ne se doutant guère que c’étaient celles de leurs plus mortels ennemis, et tout le monde se réunit à la même table.