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COCARDASSE ET PASSEPOIL

— Comment… pas le temps ? se récria l’hôtelière. Il était à peine dix heures quand a eu lieu ce combat et, en admettant qu’il ait duré un quart d’heure…

— Bien moins que cela, se hâta d’interrompre Cocardasse ; le temps de coucher cinq hommes sur le carreau, une minute pour chacun… Ah ! pécaïre ! nous ne faisons pas les choses à moitié, nous autres ; parlez-en un peu à mon petit prévôt…

— Non, pas à moitié… avec nous, c’est tout ou rien… opina Passepoil, lequel avait conscience que Cocardasse allait s’enferrer dans une histoire dont ils auraient ensuite à eux deux toutes les peines à sortir.

Ce lui fut une occasion d’envoyer un nouveau coup de pied dans les mollets du Gascon, pour l’inviter à retenir sa langue.

— Vivadiou ! s’écria celui-ci, il nous fallut bien reconduire ces dames jusqu’à l’intérieur des fortifications, ou nous leur souhaitâmes le bonsoir. Par exemple, pour une raison ou pour une autre, lorsque nous voulûmes revenir sur nos pas, on nous ferma la porte au nez. M. le lieutenant de police il avait donné l’ordre de laisser entrer dans Paris tous ceux qui voudraient et de ne laisser sortir personne. Sans doute qu’il avait pour cela ses raisons, d’autant plus que c’est lui le plus fort.

Cette histoire ne tenait pas debout, mais elle pouvait paraître vraisemblable à cette époque où le seul moyen de s’emparer d’un gredin de haute volée était de lui empêcher d’abord de prendre la clef des champs.

— J’accepte cette excuse, dit la Paillarde en regardant Passepoil qui venait de pousser un grand soupir de soulagement. Tu sais que je suis jalouse et que tu as à choisir entre les dames d’hier et moi. Gare à toi, mon agneau, si ce n’était pas moi que tu choisisses.

— Mon choix est fait, répondit le Normand sans enthousiasme, car il songeait que Cidalise était moins exigeante.

Du moment où celle-ci n’était pas là, il pouvait bien donner ce soir la préférence à la Paillarde, sauf à la donner le lendemain à Cidalise si l’occasion s’en présentait de nouveau. Dans la vie, il faut savoir se plier aux circonstances.

— Eh bien ! mes gentilshommes, s’écria l’hôtelière, ce soir je vous tiens et je vous garde. Nous allons rire et jouer jusqu’à ce que le sommeil nous gagne. Libre à ceux qui voudront de rester à jouer, mais libre aussi à d’autres d’aller se coucher quand le cœur leur en dira ; les lits sont prêts.

Une forte pression du genou, pleine de sous-entendus, fit comprendre à frère Passepoil ce que cela voulait dire, et, moitié parce qu’il entrevoyait des joies auxquelles il ne se refusait jamais, il y répondit par la même voie.

— Baissez les contrevents et fermez les portes, ordonna la Paillarde à ses servantes. Il faut que nous soyons chez nous, que personne ne vienne nous déranger.

— Un instant, intervint Yves de Jugan. Préparez les dés et les cartes ; je suis à vous dans quelques minutes.

La grosse femme le regarda de travers.

— Où vas-tu ?

— Déterrer une vieille bouteille que j’ai enfouie non loin d’ici, pour la déguster en l’honneur de nos nouveaux amis. Elle vient en droite ligne des caves du Régent et vous vous en lécherez les lèvres.

— Vivadiou ! s’écria le Gascon, elle sera la bienvenue. Nous la viderons à