Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/366

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d’avoir gardé pour Jaurès une tendresse secrète, qui transparaît même, qui transparaît surtout dans mes sévérités les plus justifiées. C’est qu’elles ne connaissent point un Jaurès que j’ai parfaitement connu, alors, un Jaurès bon marcheur et bon causeur, non pas le Jaurès ruisselant et rouge des meetings enfumés, ni le Jaurès, hélas, rouge et devenu lourdement mondain des salons de défense républicaine ; mais un Jaurès de plein air et de bois d’automne, un Jaurès comme il eût été s’il ne lui fût jamais arrivé malheur, et dont le pied sonnait sur le sol dur des routes. Un Jaurès des brumes claires et dorées des commencements de l’automne.

Un Jaurès qui, bien que venu chez nous des versants des Cévennes et remonté des rives de la Garonne, goûtait parfaitement la parfaite beauté des paysages français. Un Jaurès qui admirait et qui savait regarder et voir ces merveilleux arbres de l’Île-de-France, tout dorés par les automnes de ce temps-là. Un Jaurès qui debout aux grêles parapets de fonte ou de quelque métal du pont de Suresnes, regardant vers Puteaux, admirait, savait admirer en spectateur moderne toute la beauté industrielle de cette partie de la Seine ; ou regardant de l’autre côté, planté debout face au fleuve, il regardait, il admirait, il enregistrait, il voyait, comme un Français, le fleuve courbe et noble descendant aux pieds des admirables lignes des coteaux. Il m’expliquait tout cela. Il expliquait toujours tout. Il savait admirablement expliquer, par des raisons discursives, éloquentes, concluantes. Démonstratives. C’est ce qui l’a perdu. Un homme qui est si bien doué pour expliquer tout est mûr pour toutes les capitulations. Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à