Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/436

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tion doive nous retenir, la supplication antique n’est en aucun sens, en aucune forme, une opération de platitude. Au contraire. Lisez attentivement au contraire une de ces admirables supplications antiques, la supplication de tout ce peuple aux pieds d’Œdipe, ou celle qui est encore plus admirable, assurément, celle qui est peut-être la plus admirable de toutes, la supplication du vieux Priam aux pieds d’Achille. Relisez-les attentivement : Ce n’est pas le supplié, c’est le suppliant au contraire qui tient le haut de la situation, le haut du dialogue, au fond. Dans toute la supplication antique, on pourrait presque dire, pédantesquement : dans tous les cas particuliers de cette supplication, le supplié est un homme qui paraît avoir une belle situation ; c’est même un homme qui a, comme on dit, une belle situation, qui a ce que l’on nomme une belle situation : c’est un roi ; c’est un tyran ; c’est quelque chef ; dans la guerre c’est un vainqueur ; c’est un homme qui a quelque domination, apparente ; réelle ? c’est un puissant de la terre ; dans la paix c’est un riche, un puissant, un homme qui a beaucoup de bœufs ; disons-le d’un mot : c’est un homme heureux, un homme qui paraît être, qui est heureux. Mais c’est justement pour cela que dans cette rencontre du suppliant et du supplié qu’est la supplication ce n’est pas lui, le supplié, qui tient le haut du dialogue. Il est un homme heureux. Donc il est, pour les Grecs, un homme à plaindre. Dans ce dialogue du suppliant et du supplié, le supplié ne peut parler qu’au nom de son bonheur, tout au plus au nom du bonheur en général. C’est peu. C’est rien. C’est moins que rien. C’est même le contraire de tout avantage. Le bonheur, entendu en ce sens, comme la réussite de l’événement,