Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/82

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elles ont la même cause : les uns fuient la mémoire du risque dans l’assurance de la pauvreté ; les autres fuient la mémoire de la gêne dans l’abondance des richesses. On compterait que l’immense majorité des anciens miséreux se réfugie ainsi dans des amnésies volontaires ; on noterait chez beaucoup d’écrivains des cas très caractérisés de cette amnésie, car beaucoup d’écrivains ont connu vraiment la misère dans leurs commencements, et peu d’écrivains ont su nous donner une exacte représentation de la misère ; cette amnésie prouverait au besoin combien la misère est grave, puisque d’une part la mémoire de la misère demeure si vivante au cœur des anciens misérables, et puisque d’autre part ils font des efforts si désespérés pour échapper à cette remémoration. Cette amnésie est pour eux comme une amnistie.

Restent ceux qui ayant par eux-mêmes la connaissance de la misère présente ou ayant eu la connaissance de la misère ne redoutent pas d’analyser la misère ainsi connue ; misérables ou anciens misérables, ils ont le courage de regarder la misère en face, ils ont le courage de ne pas se réfugier dans l’amnésie ; quand ils sont engagés dans l’action, ces misérables et ces anciens misérables se reconnaissent à des caractères constants ; mais ces caractères ne sont guère sensibles qu’à ceux qui les ont eux-mêmes : ils sont profondément révolutionnaires, c’est-à-dire qu’ils travaillent tant qu’ils peuvent à effectuer cette révolution de la société qui consisterait à sauver de la misère tous les misérables sans aucune exception ; ils sont profondément socialistes, c’est-à-dire qu’ils savent que l’on ne peut sauver des misères morales ou mentales tant que l’on ne sauve pas de la misère économique ; ils ne sont pas égali-