Page:Peguy oeuvres completes 04.djvu/142

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regard juridique il prévoyait les difficultés inextricables où elle nous jetterait, qu’elle rouvrirait éternellement l’affaire ou plutôt qu’elle empêcherait éternellement l’affaire de se clore. Il me disait : Dreyfus passera devant cinquante conseils de guerre, s’il faut, ou encore : Dreyfus passera devant des conseils de guerre toute sa vie. Mais il faut qu’il soit acquitté comme tout le monde. Le fond de sa pensée était d’ailleurs que Dreyfus était bien sot de se donner tant de mal pour faire consacrer son innocence par les autorités constituées ; que ces gens-là ne font rien à l’affaire ; que puisqu’on l’avait arraché à une persécution inique le principal était fait, tout était fait ; que les revêtements d’autorité, les consécrations judiciaires sont bien superflues, n’existent pas, venant de corps négligeables ; que c’est faire beaucoup d’honneur à ces messieurs ; qu’on est bien bon, quand on est innocent, en plus de le faire constater. Qu’on apporte ainsi, à ces autorités, une autorité dont elles ont grand besoin. Mais alors, au deuxième degré, si on y avait recours, il fallait y avoir recours droitement, il ne fallait point biaiser, il ne fallait point tricher, surtout sans doute parce que c’était se donner les apparences, et peut-être la réalité, de s’incliner devant elles, de les redouter. Puisqu’on y allait, puisqu’on s’en servait, il fallait s’en servir, et y aller droitement. C’était encore un moyen de leur commander. Si c’était de la politique, il fallait au moins qu’elle fût droite. Il avait un goût incroyable de la droiture, surtout dans ce qu’il n’aimait pas, dans la politique et dans le judiciaire. Il se rattrapait pour ainsi dire ainsi d’y aller malgré lui en y étant droit malgré eux. Je n’ai jamais vu quelqu’un savoir aussi bien garder ses distances, être aussi distant,