Page:Peguy oeuvres completes 04.djvu/206

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car je crois bien qu’on ne le dira pas pour nous. Voici très exactement en quoi et pourquoi nous fûmes des héros. Dans tout le monde où nous circulions, dans tout le monde où nous achevions alors les années de notre apprentissage, dans tout le milieu où nous circulions, où nous opérions, où nous croissions encore et où nous achevions de nous former, la question qui se posait, pendant ces deux ou trois années de cette courbe montante, n’était nullement de savoir si en réalité Dreyfus était innocent (ou coupable). C’était de savoir si on aurait le courage de le reconnaître, de le déclarer innocent. De le manifester innocent. C’était de savoir si on aurait le double courage. Premièrement le premier courage, le courage extérieur, le grossier courage, déjà difficile, le courage social, public de le manifester innocent dans le monde, aux yeux du public, de l’avouer au public, (de le glorifier), de l’avouer publiquement, de le déclarer publiquement, de témoigner pour lui publiquement. De risquer là-dessus, de mettre sur lui tout ce que l’on avait, tout un argent misérablement gagné, tout un argent de pauvre et de misérable, tout un argent de petites gens, de misère et de pauvreté ; tout le temps, toute la vie, toute la carrière ; toute la santé, tout le corps et toute l’âme ; la ruine du corps, toutes les ruines, la rupture du cœur, la dislocation des familles, le reniement des proches, le détournement (des regards) des yeux, la réprobation muette ou forcenée, muette et forcenée, l’isolement, toutes les quarantaines ; la rupture d’amitiés de vingt ans, c’est-à-dire, pour nous, d’amitiés commencées depuis toujours. Toute la vie sociale. Toute la vie du cœur, enfin tout. Deuxièmement le deuxième courage, plus difficile, le courage intérieur, le courage