Page:Peguy oeuvres completes 04.djvu/242

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batailles avaient donné à l’autre, il l’a eu malgré lui. Et il n’en était pas plus fier. C’est bien pour cela que nous ne pouvons écrire et parler de lui que comme nous l’avons fait dans les deux premiers tiers de ce cahier.

Cette situation tragique me rappelle un mot de Bernard-Lazare. Il faut toujours en revenir, on en revient toujours à un mot de Bernard-Lazare. Ce mot-ci sera le mot décisif de l’affaire. Puisqu’il vient, puisqu’il porte de son plus grand prophète sur la victime même. Il est donc culminant par son point d’origine et par son point d’arrivée. Bernard-Lazare, né à Nîmes le 14 juin 1865 ; mort à Paris le premier septembre 1903. Il avait donc trente-huit ans. Parce qu’un homme porte lorgnon, parce qu’il porte un binocle transverse barrant un pli du nez devant les deux gros yeux, le moderne le croit moderne, le moderne ne sait pas voir, ne voit pas, ne sait pas reconnaître l’antiquité du regard prophète. C’était le temps où quand il rencontrait Maurice Montégut il disait. L’autre avait mal à l’estomac, comme tout le monde, comme tout pauvre mercenaire intellectuel. Et lui aussi il croyait avoir mal à l’estomac comme tout le monde. Il disait à Montégut : Hein, Montégut, en riant, car il était profondément gai, intérieurement gai : Eh bien, Montégut, hein ça va bien avant de déjeuner, quand on n’a rien dans l’estomac. On est léger. On travaille. Mais après. Il ne faudrait jamais manger. Dreyfus venait de revenir. Dreyfus était rentré et presque instantanément, aux premières démarches, aux premiers pourparlers, au premier contact tout le