Page:Peguy oeuvres completes 04.djvu/252

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ceci une tradition chrétienne des plus profondes, des plus vivaces, des plus dans la ligne, dans l’axe et au cœur du christianisme, nous nous n’allions pas à moins qu’à nous élever je ne dis pas (jusqu’)à la conception mais à la passion, mais au souci d’un salut éternel, du salut éternel de ce peuple, nous n’atteignions pas à moins qu’à vivre dans un souci constant, dans une préoccupation, dans une angoisse mortelle, éternelle, dans une anxiété constante du salut éternel de notre peuple, du salut éternel de notre race. Tout au fond nous étions les hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle division de l’affaire Dreyfus. Tout au fond nous ne voulions pas que la France fût constituée en état de péché mortel. Il n’y a que la doctrine chrétienne au monde, dans le monde moderne, dans aucun monde, qui mette à ce point, aussi délibérément, aussi totalement, aussi absolument la mort temporelle comme rien, comme une insignifiance, comme un zéro au prix de la mort éternelle, et le risque de la mort temporelle comme rien au prix du péché, mortel, au prix du risque de la mort éternelle. Tout au fond nous ne voulions pas que par un seul péché mortel, complaisamment accepté, complaisamment endossé, complaisamment acquis pour ainsi dire notre France fût non pas seulement déshonorée devant le monde et devant l’histoire : qu’elle fût proprement constituée en état de péché mortel. Un jour, au point le plus douloureux de cette crise, un ami vint me voir, qui fortuitement passait par Paris. Un ami qui était chrétien. — Je ne connais pas cette affaire, me dit-il. Je vis dans le fond de ma province. J’ai assez de mal à gagner ma vie. Je ne connais rien de cette affaire. Je ne soupçon-