Page:Peguy oeuvres completes 04.djvu/275

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on ne lie d’amitiés de cette sorte qu’entre hommes du même âge, de la même génération, de la même promotion. Et il y faut toute une vie, dix, quinze ans de vie et d’exercice. Allons-nous, pour quatre mots, perdre tout cela, que nous ne referions plus, que nous ne retrouverions point. Qui nous manquerait, que nous regretterions éternellement. Allons-nous perdre dix, douze ans de la communauté d’une mémoire qui nous était chère. Allons-nous exposer les vingt ou trente ans qui nous restaient peut-être, qui nous eussent peut-être été accordés, qui étaient si harmonieusement, si conjointement préparés. Où nous eussions produit peut-être encore quelques œuvres pleines, vous comme vous les voulez, austères et à la Salluste, moi comme je veux les miennes. Ou comme je les peux. Car c’est ainsi qu’il faut, c’est ainsi que c’est bien. Opus cuique suum. Ce que nous perdrions, jamais nous ne le referions, jamais nous ne le retrouverions. Dix, douze ans de mémoire et la préparation si laborieusement, si longuement, si chèrement acquise de vingt ou peut-être des trente ans qui nous restent. Une vie ne se fait pas deux fois, une vie ne se joue pas deux fois. Une vie ne se refait pas. Les jeunes gens sont jeunes, mon ami, et nous nous sommes des hommes de quarante ans. Un homme qui ferait deux fois, qui recommencerait, qui vivrait, qui jouerait deux fois sa vie ne serait point un homme, une misérable créature pécheresse et précaire ; un chrétien ; il serait un être imaginaire, un Faust. Un homme qui aurait le droit, qui aurait ce pouvoir exorbitant, de recommencer, il ne serait point un homme, il serait un dieu, mon ami. Nous nous sommes des êtres réels. Nous sommes des pauvres êtres, de très pauvres êtres.