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Cette âme, il aurait pu la mettre, comme bien d’autres, dans une famille ; la femme, les enfants à élever sont le but de la plupart des existences. Mais Jacques, peu sensuel, était avant tout un cérébral ; il n’avait aucun effort à faire pour être vertueux ; les vices n’étaient pas pour lui des plaisirs. Rien ne l’attirait de ce qui passionne tant de gens ; il trouvait le jeu bête, l’amour une sensation très surfaite, et un estomac délicat lui interdisait tout excès de table. Seules l’étude, la pensée, l’action lui donnaient de la joie. Dans le mariage, il entrevoyait avant toute chose une source de tracas ; l’esprit encombré de cent questions vulgaires à résoudre chaque jour ; la femme, un être aimable, mais qui serait inférieur presque à coup sûr. Il faudrait se mettre à son niveau, penser avec elle ses petites idées, partager ses préoccupations banales ; son intelligence y sombrerait peu à peu. Il avait préféré rester célibataire.

Dans les longues promenades auxquelles il s’astreignait par hygiène, pour corriger la sédentarité du bureau, il lui arrivait assez souvent de rencontrer des camarades « arrivés ». D’une belle auto, il lui venait un coup de chapeau avec un « bonjour » ironique. Sur le trottoir, on lui frappait sur l’épaule : « Ah ! ce brave Jacques ; toujours révolutionnaire, la guerre ne t’a donc rien appris ! »

Il était alors à la mode de faire litière de toutes les convictions d’avant guerre. Tel professeur d’université qui avait toute sa vie subsisté du Kantisme qu’il enseignait aux étudiants, proclamait le néant de la philosophie allemande. La physique, la chimie se faisaient patriotes ; on déniait toute valeur aux savants de la nation ennemie. Sur les affiches, Jacques lisait le nom d’anciens camarades chargés de conférences ultra-patriotiques ; et le peuple ne paraissait même pas s’apercevoir de leur félonie.