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LE ROMAN.

Ce qu’il y a de plus contestable en son œuvre, c’est le style. Il ne faut pas y chercher la fermeté, la rectitude, la décision des maîtres. Balzac procédait par tâtonnements, par retouches successives. Il demandait jusqu’à sept et huit épreuves, essayant, corrigeant, remaniant sans cesse, livrant sa copie à l’imprimeur sans avoir encore trouvé l’expression définitive, dévoré par l’inquiétude d’une perfection qu’il a rarement atteinte. C’est un écrivain sans mesure, sans goût, violent, trouble, hasardeux, et l’on a trop beau jeu de lui reprocher son manque de pureté et de simplicité, ses incohérences, sa phraséologie scientifique, ses alliances de mots brusquées, ses trivialités et ses mièvreries, son fatras de figures discordantes, ses archaïsmes pédantesques et ses néologismes bizarres. Il est facile de comprendre que Balzac passe pour mal écrire aux yeux de ceux qui le jugent d’après les traditions classiques. Son slyle est bien l’image de sa nature à la fois brutale et subtile, puissante et tourmentée ; il marque admirablement ce qu’il y a de pénible, d’obscur, dans ce cerveau fumeux, mais aussi son originalité vigoureuse et sa force inventive. C’est d’ailleurs le seul qui pût s’approprier à son œuvre. « Nous sommes trois à Paris, disait-il, qui savons notre langue, Hugo, Gautier et moi. » Il savait sa langue, c’est-à-dire qu’il savait les langues de tous ses personnages, celles de toutes les sciences, de tous les arts, de tous les métiers. Aucun mot qui n’ait place en son vocabulaire comme aucune idée, aucun sentiment, aucun objet, qu’il ne fasse entrer dans son cadre. Le style de Balzac s’est modelé de lui-même sur une civilisation touffue, complexe, raffinée, qu’il était impossible de rendre sans bariolages et sans surcharges. Avec son dévergondage et ses entortillements, ses saccades et ses bavures, ses violences et ses préciosités, ce style surchauffé, fiévreux, bouffi et crevassé, rocailleux et dissolu, tout couturé de cicatrices, tout constellé de termes bizarres, charriant phébus et termes d’argot, crudités techniques et chatoyantes métaphores, l’or pêle-mêle avec la fange, est bien l’expression fidèle de sa Comédie, vaste mascarade humaine,