Page:Pellissier - Voltaire philosophe, 1908.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
193
MORALE

gens de son pays vivaient en société. — « Comment, en société ! Vous avez donc de belles villes murées, des rois qui tiennent une cour, des spectacles, des couvents, des universités, des bibliothèques et des cabarets ? — Non ; est-ce que je n’ai pas ouï dire que, dans votre continent, vous avez des Arabes, des Scythes, qui n’ont jamais rien eu de tout cela et qui forment cependant des nations considérables ? Nous vivons comme ces gens-là… — Mais, monsieur, vous n’êtes donc pas sauvage ? — Je ne sais ce que vous entendez par ce mot. — En vérité, ni moi non plus. Il faut que j’y rêve. » (Entretiens d’un Sauvage et d’un Bachelier, XL, 352)[1].

Si le genre de vie que certains nous vantent sous le nom d’état sauvage était véritablement naturel à l’homme, l’état de société serait donc une sorte de déchéance. Et en effet Jean-Jacques soutenait que l’état social pervertit l’homme et le dégrade. C’est un des points sur lesquels Voltaire l’a pris à partie avec le plus de vivacité.

  1. Cf. Essai sur les Mœurs : « Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs familles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons, ne connaissant que la terre qui les nourrit et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques habillements grossiers ?… Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe. Il faut convenir surtout que les peuples du Canada et les Cafres, qu’il nous a plu d’appeler sauvages, sont infiniment supérieurs aux nôtres… Entendez-vous par sauvages des animaux à deux pieds, marchant sur les mains dans le besoin, isolés, errant dans les forêts,… vivant en brutes sans avoir ni l’instinct ni les ressources des brutes ? On a écrit que cet état est le véritable état de l’homme, et que nous n’avons fait que dégénérer misérablement depuis que nous l’avons quitté. Je ne crois pas que cette vie solitaire attribuée à nos pères soit dans la nature humaine » (XV, 28, 29).