Aller au contenu

Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
97
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

ment qu’ils subissent[1]. Lorsque[2], en raison de la sympathie (je prends ce mot dans l’autre sens)[3] qui résulte de son union avec le corps ainsi agité, la pensée perçoit[4] ces mouvements,

  1. [Couat : « et circonscrive les passions dans leur domaine. » — Πεῖσις n’est point πάθος. Cf. supra III, 6, 4e note, et, ici même, l’avant-dernière note de la pensée.]
  2. [Couat : « Quand, d’autre part, par l’effet d’une solidarité mutuelle, ces passions remontent jusqu’à (var. : retentissent dans) l’intelligence, à cause de son union avec le corps. » — Voir les notes qui suivent.]
  3. [Le texte porte : κατὰ τὴν ἑτέραν συμπάθειαν ; la traduction de M. Couat : « par l’effet d’une solidarité mutuelle. » Il est sûr qu’ἑτέραν ne signifie pas « mutuelle ». Je me demande si M. Couat n’a pas lu : κατὰ τὴν ἑτέρου πρὸς ἑτέραν συμπάθειαν. De son côté, M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 141), s’autorisant d’un texte de Sextus Empiricus que nous citons plus bas (IX, 9, 6e note), et où se rencontre, à côté des mots ἡνωμένον et συμπάθεια, communs aux deux passages, la proposition συμπάσχει τὰ μέρη, voudrait corriger ici ἑτέραν en μερῶν. Il semble pourtant que le texte puisse se comprendre, tel qu’il est. Marc-Aurèle oppose ici deux conceptions de la « sympathie » du corps et de la pensée. Au sens littéral et vulgaire du mot, quand l’âme s’associe par ses passions (πάθη) aux ébranlements que subit le corps (πείσεις ou πάθη)), la « sympathie » est une servitude. Aussi Marc-Aurèle l’a-t-il condamnée, non seulement dans la première partie de cet article, mais à la fin d’une autre pensée (VII, 166 : voir la note rectifiée aux Addenda), où il la nomme nettement. — L’ « autre sympathie » est légitime et nécessaire. Les Stoïciens en fondent la notion sur la distinction de trois types d’unités (infra VII, 13, 1re note). Ils disent d’abord qu’elle n’est possible (infra IX, 9, 6e note) qu’entre les parties d’un même ἡνωμένον, c’est-à-dire de la même chose ou du même être défini par un principe efficient interne ou une nature propre ; et ils ajoutent, comme ici ὡς… ἡνωμένῳ), qu’elle est précisément le signe et l’effet de son unité. Pour comprendre cette notion tout abstraite, il faut donc oublier que dans συμπάθεια il y a πάθος, ou du moins oublier le sens qu’on donnait dans l’École (supra III, 16, 3e note) à ce dernier mot.

    Ainsi entendue, la « sympathie » du corps et de l’âme n’a pas besoin d’être démontrée. C’est un fait d’expérience constante ; théoriquement, elle est impliquée dans le matérialisme universel. Elle est limitée, sinon contredite, par l’affirmation de l’absolue indépendance du principe directeur, et par la notion d’une tout autre « sympathie » qui constitue la cité des âmes (infra VII, 13, 1re note ; IX, 9, 6e note). Ce sont surtout les Stoïciens de l’époque romaine qui se sont avisés de cette double antinomie et efforcés de concilier la vérité psychologique et l’idéal moral. En affirmant hardiment, au rapport de saint Grégoire de Nysse, que συμπάσχει ἡ ψυχὴ τῷ σώματι νοσοῦντι καὶ τρεμομένῳ, καὶ τὸ σῶμα τῇ ψυχῇ, Cléanthe mettait de niveau dans la « sympathie » le corps et l’âme. Nous verrons dans les Pensées — dans la même pensée (VII, 13, début) où Marc-Aurèle oppose les deux « sympathies » qu’admet le Stoïcisme — les âmes comparées aux membres, et le corps seul, non l’homme, considéré comme type d’ἡνωμένον. Ici, sans doute, Marc-Aurèle fait rentrer l’âme et le corps dans la même unité simple, et, comme Cléanthe, en affirme la « sympathie » : mais en même temps il prétend laisser au corps son domaine, à l’âme sa liberté, et partage de telle sorte la sensation entre les deux, qu’il laisse à l’un toute la réalité, à l’autre la seule notion de celle-ci (voir les notes suivantes).

    Un peu plus loin, j’ai écrit les mots « ainsi agité » pour répondre — tant bien que mal — à la préposition ἐν, qui a été négligée par M. Couat. L’affirmation énergique du caractère surtout physiologique de la sensation, la conception de la douleur et du plaisir comme des mouvements, l’attribution trois fois exprimée de ceux-ci au corps seul m’ont paru trop significatives pour être dissimulées dans la traduction.]

  4. [Le verbe ἀναδίδοσθαι désigne proprement la digestion. On le rencontre une autre fois dans les Pensées (IV, 40 : voir la traduction rectifiée aux Addenda). Marc-Aurèle veut dire ici que la sensation n’est que l’aliment de la pensée, c’est-à-dire lui est à la fois étrangère et nécessaire, et que celle-ci la fait sienne en la transformant ; là, que tout alimente la sensation de l’être unique, et se perd en elle. Dans aucun des deux passages je n’ai cru pouvoir traduire littéralement.